Propos sur les savoirs

Par Catherine LEDRAPIER, GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle). Publié dans « Savoirs émancipateurs »

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Qu’est-ce que savoir? 

  • Peut-être en premier lieu redire ce que Savoir n’est pas. Ce n’est pas un empilement de connaissances, ni thésaurisations à marchander, ni données à mémoriser ou pouvoir retrouver, ni informations à avaler telles qu’elles ont été emballées… On pourrait sans nuire remplacer Savoir par les savoirs ou par apprendre… ce qui permettrait d’ouvrir le champ de la réflexion, de donner des nuances, d’apporter des précisions, mais les constantes sont : construction par soi-même du Savoir, avec les autres et par les autres, grâce aux dispositifs d’interactions proposés par l’enseignant.
  • Il serait « piégeux » de ramener cela à la classique dualité méthode contre contenu, ou fond contre forme, trop facile d’évacuer ainsi l’essentiel : car il n’y a aucune dichotomie, l’essentiel est de tenir les deux ensemble ! Sans doute pour cette raison est-ce important de garder le verbe d’action, Savoir, plutôt que les résultats, les savoirs. En effet les savoirs sont indissociables des questions qui les ont fait naître, et parler de Savoir considère cette action d’accéder de construire son savoir. C’est bien là le point de bascule : à ne considérer que le résultat des recherches on considère les savoirs comme des vérités absolues, dogmatiques, on oublie qu’ils ne sont que réponses à des questions, à des problèmes humains, on oublie que l’essentiel est d’apprendre à questionner le monde et à construire des possibles et non à recevoir des vérités toutes faites. Les savoirs ne peuvent être coupés de leurs racines, sinon ils ne sont que connaissances marchandes, qu’attestations comptables, monnayables sur le marché de l’emploi par leur mise en concurrence. Les savoirs ne peuvent être coupés de leurs questionnements, pas plus que de leurs élaborations, progressives et collectives, avec toute l’histoire sociale qui est la leur (Ah le mythe du savant génial, Einstein et Cie, permettant de faire miroiter une pourtant très improbable réussite personnelle ! C’est tout cet ensemble, questionnement original et son histoire, élaboration progressive et collective dans l’espace et le temps, qui donne leur sens aux savoirs et les incarne dans l’aventure humaine.

Les questionnements, la problématisation

  • Les questionnements dont il s’agit ne sont pas de simples questions de curiosité, c’est-à-dire des questions auxquelles une réponse informative suffit, réponse que l’on peut avoir soit par observation quand cela est possible, soit par documentation. (ex : combien les araignées ont-elles de pattes ? Que mangent les escargots ? Quelle est la distance de la Terre au Soleil ? Quelle est le nom chimique du vinaigre? Quelle est la date de la révolution française ?). Toutes ces questions dont on sait que les réponses existent déjà toutes élaborées et qu’elles sont -ou sont devenues- factuelles. Non, les questionnements qui donnent naissance au Savoir relèvent de ce que l’on appelle la problématisation (notion travaillée en philosophie puis en didactique des sciences depuis une centaine d’années). Il s’agit d’un ensemble orienté de questions qui permettent de construire la complexité d’un problème et permettent sa résolution. C’est cette construction de problématiques qu’il faut apprendre à élaborer à l’école, puis apprendre à résoudre, en inventant, créant des solutions en les confrontant à celles d’autres, de multiples autres, dont les historiques… et on n’apprend cela qu’en s’y collant, qu’en le faisant, et ce « faire » est essentiellement intellectuel (mais pas que, car de nombreuses sortes d’activités sont nécessaires : déplacements, visites, enquêtes, expérimentation, sortie d’observation, reportages, documentation, construction de maquettes, production de textes, de dessins, et toutes sortes de représentations, etc.). À l’école traditionnelle c’est le maître qui pose les questions et les enfants qui doivent trouver les réponses que le maître a en tête. En général ils sont tenus de le faire en se remémorant un discours appris -sinon compris. C’est très rarement la voie de la construction des réponses – et encore moins collective- qui est déclinée à l’école. Mais c’est la phase initiale qui est la plus malmenée : Si c’est toujours l’enseignant qui pose les questionnements, si l’on n’apprend jamais aux enfants à construire les questionnements, à problématiser, comment pourront-ils ensuite questionner le monde ? Si l’on n’apprend jamais aux enfants à analyser une situation (se rendre compte des différentes implications, des réactions et rétroactions), à écouter les diverses argumentations et à les passer aux crible de la raison, si on ne leur apprend pas à raisonner (avoir accès aux raisons), en un mot si on ne leur apprend pas à construire collectivement les réponses, et si ensuite on ne leur apprend pas à prendre des décisions argumentées qui en découlent, alors ils seront obligés de s’en remettre aux décisions des politiques. Notamment pour toutes les questions scientifiques socialement vives (1) pour lesquels nos énarques – non scientifiques – convoquent « les experts », mais quand et comme ça les arrangent, sans créer une discussion et un choix citoyen. (Nous venons d’en avoir une belle démonstration !)
    • (1) Questions Scientifiques Socialement Vives, entre autres les problèmes énergétiques, de pollution, de santé publique, de transport, d’alimentation, de l’habitat, etc., toutes les questions qui devraient êtreétudiées en tenant compte de la nature.

Travail coopératif, approche démocratique

  • J’ai donné là un développement plutôt scientifique de la problématisation mais cela se décline dans toutes les disciplines, avec des invariants et des spécificités. Ce qui est clair est qu’une telle approche du monde est obligatoirement transdisciplinaire, toutes les disciplines interviennent à un moment ou à un autre dans de telles problématisations et souvent nécessairement plusieurs en même temps. On pourrait dire que ces problématisations du monde sont pluridisciplinaires, je préfère dire transdisciplinaire car au-delà des retombées (i.e. des savoirs disciplinaires qui seront acquis) le but visé ce sont les valeurs humaines. C’est pourquoi il est non seulement important de pratiquer la problématisation en travail de groupe (parce que l’on est plus inventif, créatif, critique et productif à plusieurs), mais au-delà de l’aspect collectif, en travail coopératif pour éviter toute compétition (parfois revendiquée comme « saine émulation »), pour éviter toute exploitation future d’une majorité au profit de quelques- uns, pour éviter « la réussite » des uns au détriment des autres et de la planète. Le travail en coopération et avec mise en œuvre de pratiques démocratiques est tout aussi indispensable que le fait de redonner leur sens aux savoirs. C’est pourquoi une gestion démocratique du vécu quotidien de la classe, à tout niveau, pour le fonctionnement matériel comme pour les sujets travaillés est nécessaire. Apprentissage démocratique et coopératif des savoirs sont partie intégrante des savoirs qui sinon peuvent être utilisés à plus ou moins long terme contre l’Humain, contre le vivant animal et végétal, contre la planète. Actuellement l’Homme court à sa perte et détruit son environnement proche et la planète toute entière ! …et c’est par l’éducation que l’on pourra agir. Les distinctions entre savoirs, savoir-faire savoir-être n’ont pas plus lieu d’être que la distinction méthodes et contenus. Pour que les savoirs aient sens, signification, et servent la démocratie et la planète il faut que ces différentes dimensions soient intégrées, inséparables.

Les méthodes actives indispensables mais pas suffisantes

  • Donner du sens au savoir, donner de la saveur au savoir, c’est recomposer ce qui précède de manière adaptée à l’âge des enfants : rien à voir avec la transposition didactique des matheux, rien à voir non plus avec « les méthodes actives « qui (fort heureusement) se concentrent surtout sur l’intérêt et l’activité physique de l’élève. Si les « méthodes actives » sont merveilleuses et suffisantes pour tout ce qui est péri ou extrascolaire, pour la construction des savoirs elles restent indispensables, mais elles ne sont pas suffisantes. En effet le fait de ne pas être contraint en permanence, de ne pas être obligé de rester assis à écouter, sans parler, sans bouger (et maintenant avec parfois un masque devant la bouche et sans se toucher, sans approcher à plus d’une mètre) ; le fait de ne pas avoir forcément envie de faire ce que le nous oblige à faire (alors que nous avons tant d’autres envies d’action intéressantes et fructueuses) ; le fait de ne pas s’ennuyer toute la journée à l’école, tout cela est fortement important et les méthodes actives en sont l’antidote… mais, si elles limitent sérieusement les dégâts, en considérant l’intérêt de l’enfant, en respectant les motivations et le rythme de chacun, son envie d’agir, se basant souvent sur une pédagogie fonctionnelle (au sens de Claparède, c. à. d. qui donne une utilité à ce qui est élaboré, utilité entrainant intérêt et envie de le faire). On ne peut limiter le travail scolaire aux sujets utiles, à réinvestissement immédiat. La pratique de méthodes actives respectant l’activité, l’intérêt et le rythme des enfants est essentielle mais ne permet pas pour autant d’élaborer des concepts et de construire son Savoir au sens rappelé ci-dessus. Par ailleurs les enfants peuvent éprouver un intérêt voire jubilatoire certain pour des choses hautement intellectuelles et abstraites (pour ne donner qu’un exemple : la découverte de la numération)… tout dépend de la mise en situation, et ça c’est du ressort du maître relève des compétences professionnelles tant didactiques que pédagogiques. Une des spécificités du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), avec le « Tous capables » consiste justement en cette réflexion et production collective de situations de construction du savoir. Ce sont les fameuses démarches d’auto-scocio-construction du savoir, proposées initialement par Odette et Henri Bassis au début des années 70. Si cette dénomination semble souvent à certains un peu scabreuse, elle a le grand intérêt d’appuyer sur le rôle de l’individu et sur le rôle de l’autre, des autres dans la construction de soi au travers de la construction conjointe des savoirs.

L’apprentissage, un effort nécessaire

  • Si la liberté de bouger, la liberté d’échanger, la liberté de parole, la liberté d’action sont indispensable à la liberté de penser, il y a néanmoins un travail spécifique sur le registre intellectuel à enclencher, pour développer la pensée, la discussion, la controverse, l’esprit critique, et de manière générale l’émancipation. Le Savoir ne se construit pas automatiquement dans « l’action pour l’action ». Au-delà de la simple action physique, l’activité intellectuelle est elle aussi nécessaire, et elle est toujours effort à un moment donné. Un effort qui en vaut la peine ! Un effort plus nécessaire que jamais avec l’accès actuel à Internet, car il mesure la différence entre envie de connaître et envie d’apprendre. Il peut être tentant de juste poser une question, sans même avoir à la formuler complètement, juste deux ou trois mots-clés, et de recevoir directement sans effort les réponses. Plus même besoin de les mémoriser : stockage fourni avec possibilité d’accès immédiate. Mais pour passer de ses informations au Savoir il faut faire l’effort d’apprendre. On voit bien maintenant qu’apprendre ne peut se réduire à mémoriser, retenir… qui songerait à rivaliser avec un ordinateur ou avec la moindre clé USB ! De même, le temps où apprendre rimait avec comprendre est également passé. Car comprendre s’est suivre les explications du maître, tantôt en se laissant captiver, voire envoûter, tantôt en se laissant convaincre, souvent en se laissant dominer, soumettre, toujours en se faisant conquérir, parfois assujettir à l’explication de l’autre, et parfois carrément à l’autre. La pédagogie du comprendre, i.e. comprendre l’exposition du maître, du livre, ou du site internet est une belle école de soumission de la pensée, avec pour corollaire le risque de castration de toute innovation et créativité tant personnelle que collective. Quand l’Apprendre /Savoir était « retenir et réciter », c’était le formatage du discours, quand l’Apprendre /Savoir est « comprendre et reproduire », c’est le formatage du raisonnement, presque de la pensée. Par contre construire ensemble ses savoirs, en leur redonnant toutes leurs dimensions, épistémiques, sociales et historiques et avec des pratiques coopératives et démocratiques est éminemment plus caution d’émancipation d’une part, de changements pour la vie humaine comme la planète d’autre part, enfin garant du respect des valeurs humaines, de la vie, de la santé, et permettra peut-être de casser cette course effrénée à la consommation et au profit à tout prix, tout ce qui entraine pollution, maladie, mort, prédation de toutes les autres espèces, pillage des ressources planétaires guerre et exploitation du plus grand nombre par une poignée de multinationales. Pour ce qui est du plan pour l’éducation il faut savoir si l’on cherche avant tout l’épanouissement individuel et la réussite personnelle (avec risque de bascule dans l’engrenage de la compétition interindividuelle pour se placer « au-dessus du lot » et « tirer au mieux son épingle du jeu « ) ou si l’on veut vraiment changer le mode de vie sur cette planète et si ce n’est l’arrêter au moins freiner cette course vers la catastrophe.

Apprendre ne doit pas non plus relever du simple apprentissage

  • Apprendre ne doit pas non plus relever du simple apprentissage. C’était déjà la problématique essentielle à l’époque de Jules ferry ! Une école pour s’émanciper ou pour savoir ce que nul ne pourrait ignorer ? Ce que nul ne saurait ignorer pour bien exercer son métier et pour être un bon citoyen, pour être une bonne mère de famille ou un bon père de famille . « Faire pour apprendre ce qu’il faut apprendre à faire » ne saurait donc être une devise pour une école libératrice et émancipatrice. C’est une devise dangereuse dans le sens où elle a souvent été utilisée pour l’apprentissage à visées déjà très professionnelles : l’école pour apprendre son futur métier et pas au-delà, l’école pour que chacun apprenne ce à quoi sa situation sociale le destine, pour que chacun reste à sa place. Cette devise risque de faire appel par ce biais à une fonction plus reproductive que libératrice ou émancipatrice de de l’école.

En résumé : des savoirs pour une société plus égalitaire et pour préserver notre planète   

En résumé, les savoirs ne peuvent être réductibles à des connaissances, à de l’informationnel. Les reconsidérer dans les problématiques qui leur ont donné naissance, dans leurs dimensions épistémologiques historiques et sociales, ce qui leur redonne sens et saveur, est un acquis didactique. Les considérer en fonction des valeurs humaines, c’est-à-dire en en considérant les finalités, ce à quoi et en quoi ces savoirs vont être secourable à une société plus égalitaire et à la planète, implique cette fois les modalités pédagogiques : travail collectif certes, mais collectif dans la coopération et avec des pratiques démocratiques. Cela est déjà un acquis pédagogique de l’Éducation nouvelle, depuis déjà plus de cent ans pour les plus anciennes. Des pratiques qui ont fait leurs preuves, égrainées çà et là ces cent cinquante dernières années, mais des pratiques restées isolées, des pratiques que l’on peut proposer de manière assurée face au capitalisme et au libéralisme pour que change « le monde d’après ».

Catherine LEDRAPIER

GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle)

Texte sur les savoirs, contribution au document de R Millot CNNR les jours heureux d’après 2020

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