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EDITORIAL Février 2023
Les bifurcations historiques
Sur France-Culture, dans un « billet d’humeur » Guillaume Erner ironise sur la 4ème blessure narcissique que nous subissons ces jours-ci maintenant que le robot Chat GPT a montré qu’il pouvait entretenir une conversation aussi bien que nous. Les trois précédentes ont été infligées par
- Copernic : la terre n’est pas le centre du monde
- Darwin : nous ne sommes que des animaux comme les autres
- Freud : nous ne sommes pas maîtres de notre esprit, nous habitons avec notre inconscient.
Curieusement il omet deux « blessures narcissiques » :
- l’une qui n’en finit pas de se refermer : l’égalité de la femme avec l’homme
- l’autre précède Chat GPT et l’Intelligence Artificielle et est révélée par le GIEC qui a annoncé au cours des années 1970, la fin du rêve de toute puissance de l’homme.
Ces étapes de l’histoire humaine ont produit et produisent des bifurcations socio-culturelles considérables qui mettent de moins en moins de temps à s’affirmer et dont les conséquences sont considérables.
Ainsi deux concepts refoulés ou récusés par la recherche de progrès matériel et la course au profit viennent bouleverser notre façon de penser :
- les animaux souffrent, pensent et même génèrent des civilisations complexes ce que désigne un mot nouveau « la sentience »…et nous constatons avec horreur les extinctions de masse que le « progrès » industriel a générées
- la Terre et le vivant sont des Biens communs. Découvertes que d’autres civilisations que celles engendrées en Europe avaient imaginées et parfois transformées en croyances parfois elles-mêmes mortifères…
La bifurcation de l’Education
Ces deux concepts alimentent le projet de bifurcation dans le domaine de l’Education :
Les enfants
- comme tout le vivant, doivent être traités comme des « sujets » qu’on doit respecter et non des « objets » à formater pour qu’ils soient utiles (à la famille, au pouvoir dominant etc. ) –
- leur éducation doit permettre le développement du potentiel de chacun d’eux, de leur conscience des « biens communs » à préserver, de l’extinction des espèces à enrayer, du réchauffement à contenir et de la coopération nécessaire pour y parvenir, des efforts nécessaires pour substituer le progrès qualitatif au progrès quantitatif mortifère. […] Lire la suite ici.
Les enseignants et éducateurs
- Les enseignants et éducateurs, très minoritaires, qui s’efforçaient déjà d’agir en ce sens, sous le terme générique « Education nouvelle », ont aujourd’hui l’occasion d’être compris et de devenir moteurs de cette « bifurcation ».
- Ils peuvent décrire les grandes lignes des objectifs qui, sur la base de l’expérience, leur semblent pouvoir être immédiatement mis en œuvre, ils peuvent décrire ce que pourrait engendrer l’extension de la pédagogie du projet à des projets locaux, collectifs, faisant face aux urgences et non plus aux objectifs des « programmes ».
Les collectivités
- Certaines expériences permettent même d’imaginer comme première étape, l’engagement d’un grand nombre de collectivités volontaires (unissant municipalités, établissements scolaires, associations de parents et d’éducation populaire) dans une recherche organisée nationalement qui ouvrirait la voie de cette transition et en ferait connaître l’intérêt aux hésitant.es et aux sceptiques…
- Ces considérations nullement utopiques réalistes auraient peut-être des chances d’être entendues dans les rares pays comme la Finlande où le système scolaire est très attentif au développement harmonieux des enfants aux conditions des apprentissages, à la formation des professionnels de l’éducation et de l’enseignement, pour peu que l’Etat Finnois ait pris la mesure de la mobilisation générale qu’exige l’avenir de nos sociétés…
Les « Conventions Citoyennes Pour l’Education C.C.E.
- En France la crispation du système d’enseignement public est tel qu’il faudrait multiplier les « Conventions Citoyennes Pour l’Education » pour qu’elles soient systématiquement examinées…et non vite oubliées. Il est symptomatique que la Convention Citoyenne sur le Climat qui a récemment eu lieu (C.C.C.) ait consacré de nombreuses réflexions à l’éducation et révélé que nos idées y seraient sans doute appréciées. Lire ici.
- En supposant que des conventions citoyennes préconisent ces changements majeurs, générateurs de citoyens et citoyennes réellement émancipés, on voit mal un pouvoir français acceptant de se dessaisir d’un outil qui lui permet de reproduire l’ordre établi (3). Il importe donc que le changement de paradigme s’intéresse particulièrement au domaine de l’éducation pour qu’on y forme des individus émancipés, capables de mettre en question l’ordre existant, quel qu’il soit, quand il met en danger la société comme c’est le cas de nos jours avec la course à la production et à la consommation qui entraîne la société vers le chaos climatique et politique.
- C’est précisément ce qu’ont exprimé les étudiants des grandes écoles avec leurs déclarations sur « la bifurcation » (solution collective) et à défaut, « la désertion » (solution individuelle).
- C’est ce qui conduit à « affirmer » comme notre appel de mars 2020 que :
« l’éducation est un bien commun qui en tant que tel, ne doit pas dépendre d’un quelconque pouvoir politique ou économique mais faire l’objet d’une construction collective évolutive élaborée démocratiquement ».
Mise en place d’une C.C.E.
Cette « construction collective » ne peut être envisagée avant d’être crédibilisée. A cet effet nous aurions besoin de compétences (de juristes, historiens ou philosophes) pour examiner le statut des organismes qui bénéficient d’une réelle indépendance et les crédits garantissant leur fonctionnement.
La CCE ne serait que partiellement composée de personnes tirées au sort mais aussi de partenaires permanents (associations , syndicats…)
- qui auraient à suivre, pour commencer, les enseignements tirés des recherches-actions entreprises
- mais aussi ajuster en permanence les objectifs en terme de savoirs à construire (en auto-socio-construction) mais de pratiques émancipatrices (collecte des pratiques et des effets à court et long terme…), de pratique favorisant les potentiels hors normes de toute nature, de créativité artistique etc.
Raymond Millot – 13 février 2023
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EDITORIAL Janvier 2023
Pour une géopolitique de l’éducation
Bruno Latour (sociologue, anthropologue, théologien et philosophe des sciences français, décédé en octobre 2022) nous avait prévenus :
« Il n’y a plus de question politique qui ne soit géopolitique »
(« A condition qu’on entende le préfixe « géo » dans son sens étymologique : « terrestre » nous précise dans Le Monde 01 02 23 le philosophe Patrice Maniglier).
Le système dit « éducatif » actuel fait partie de « la question politique » dans la mesure où il entreprend de former les acteurs de la société productiviste.
La réflexion que nous entreprenons vise à en faire un facteur « géopolitique ». Former les acteurs d’une société faisant face aux problèmes « terrestres » dont nous commençons (enfin) à prendre conscience, dont nous découvrons chaque jour l’interdépendance, et qui obligent la société à changer de paradigme.
Changer de paradigme dans le système éducatif
Nos enfants vont être contraints de devenir les acteurs d’une société de la sobriété où le qualitatif peut, et devrait, remplacer le quantitatif.
C’est ce qu’ont exprimé d’une certaine manière tous les étudiants des grandes écoles qui ont appelé à « bifurquer ». Ils ont les connaissances qui les rendent pleinement conscients de l’inévitabilité du changement de paradigme.
La prise de conscience du sens du travail actuel
Les travailleur•e•s manifestent massivement pour leurs retraites, occasion pour beaucoup de s’interroger sur le sens du travail qu’ils accomplissent, sur la nature et l’usage de ce qu’ils produisent, sur le processus de production et les rapports sociaux qui y règnent. Ils posent plus ou moins explicitement la question du qualitatif, notamment quand ils découvrent que ce qu’ils produisent est à l’origine des problèmes climatiques. La conscience du changement de paradigme se construit lentement.
Donner du sens au travail des enfants, des jeunes, par leur engagement dans des projets
Notre appel ci-dessous « C’est tout le système éducatif qui doit bifurquer » aborde les mêmes questions. Les projets grands et petits dans lesquels nous proposons d’engager les enfants donnent du sens aux efforts qu’on leur demande. Au cours de ces projets, le processus de réalisation (travail en petites équipes hétérogènes d’âges, de sexe, de compétences) et les rapports sociaux ( la coopération, la construction des règles, le respect des différences) en rupture avec la compétition, la notation, la sélection constituent un véritable changement de paradigme que devra compléter le choix de connaissances à acquérir pour opérer le passage du quantitatif au qualitatif.
Une émancipation généralisée
Au-delà de ces quelques similitudes, une même aspiration à ne pas être considérés comme des objets mais comme des sujets concerne les travailleurs•e•, les enfants, les femmes, condition première du processus émancipateur…
La géopolitique conduit à étendre cette aspiration à tout le vivant, animaux, plantes, etc.
Raymond Millot janvier 2023