« Nous ne trierons pas ! » : prise de conscience ou hypocrisie collective ?

Par Philippe Watrelot, militant pédagogique actuellement membre du collectif « Ecole – La Riposte », ancien président du Crap-Cahiers-Pédagogiques, signataire de nos appels Education bien commun. Publié dans Système éducatif.

Constat : un slogan unanime contre le « choc des savoirs »

« Nous ne trierons pas ! » « Non au tri social » sont des slogans des luttes actuelles contre le « choc des savoirs ». On ne peut que se réjouir de cette mobilisation unanime contre cette réforme et plus particulièrement contre les groupes de niveau(x) (je n’ai jamais su s’il fallait un pluriel ou non…).

Les collègues mobilisés (que ce soient les enseignants et des personnels de direction), les chercheurs et même des anciens Dgesco, mettent en avant l’impréparation et la démagogie de cette décision qui remet en question le principe d’autonomie des établissements. Mais ils contestent aussi, et surtout, la valeur pédagogique d’un dispositif qui risque d’accroitre le tri social et la ségrégation.

Cette priorité donnée à la lutte contre les inégalités, renforcée par la remise à l’agenda de la question de la ségrégation sociale et scolaire avec le rôle du privé, ne peut que réjouir le vieux militant pédagogique que je suis.

Mais l’école trie déjà !

Mais le recul de l’âge me permet de dire que ces questions n’ont pas toujours été portées avec autant de vigueur. Et l’analyse au long cours du système éducatif m’amène à rappeler que l’école trie déjà !

Et que pendant longtemps l’École et les enseignants s’en sont plus ou moins accommodés.

Bien sûr je ne confonds pas, et je ne cesse de le dire, le système éducatif et chaque enseignant.e qui en fait partie. Je sais qu’une des difficultés d’un discours critique sur l’École est que l’on prenne « pour soi », une critique qui s’adresse à un système.

Je suis sûr qu’une très grande partie des professeurs est convaincue de la nécessité de lutter contre les inégalités et les discriminations. Mais les pratiques pédagogiques dans un ensemble de contraintes (moyens, dispositifs,…) le permettent-elles ?

Remise en question du collège unique… par trop d’enseignant•es !

  • Dans les salles des profs ou des maîtres, les principes du collège unique et d’une scolarité obligatoire pour tous et avec les mêmes exigences, sont discutés et même remis en question par de nombreux collègues.

Des moyens de détournement par les acteur•rice•s même…renforcent la sélection

  • Dans les faits, les SEGPA permettent d’écarter très tôt des élèves sur des critères sociaux maquillés en handicaps.
  • La différenciation n’est pas une pratique si courante et cela ne tient pas seulement aux contraintes des moyens, ni même à la formation.
  • Nos pratiques d’évaluation, elles non plus, ne sont pas si anodines et contribuent à renforcer la sélection.
  • On s’accommode aussi assez facilement de la fabrication de classes de niveau par le jeu des langues et des options. Et on se bat pour y enseigner…

Les résultats de toutes les enquêtes internationales ou nationales nous le disent, notre système éducatif est un de ceux qui est le plus inégalitaire. L’École du « tri social », elle est déjà là !

Il ne s’agit pas ici de « cracher dans la soupe » ni de se poser en donneur de leçons (déformation professionnelle !) mais juste de rappeler cette réalité de l’injustice face à l’école.

Mais alors, allons jusqu’au bout : bifurquons pour refuser ces inégalités !

La prise de conscience, qui s’exprime dans les mobilisations et les slogans des manifestations, est une bonne chose. Elle devrait nous amener collectivement à agir sur le système mais aussi dans nos établissements et dans nos classes pour refuser ces inégalités qui nous conduisent à un risque majeur d’explosion sociale.

« Non au tri social » ne peut pas être un slogan creux et une hypocrisie collective. C’est un projet de société.

Philippe Watrelot

Le 16 avril 2024

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Note

Enseignant•e•s, personnels de l’Education nationale, cadres institutionnels, chercheur•e•s, associations pédagogiques, membres de la société civile, élu•e•s, parents d’élèves, etc.

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