Pour réfléchir ensemble à quelques curiosités : les groupes de niveau et l’apprentissage de la lecture

Par Nadine Lanneau, anciennement professeure documentaliste mais toujours lectrice et chercheuse d’informations sur tout document (imprimé, numérique). Publié dans Elèves, enfants.

Dans le blog d’Eveline Charmeux, on réfléchit

Eveline Charmeux sur son blog « Le Blog de l’amie scolaire : questions de profs », écrit des articles sur le système scolaire et l’apprentissage de la lecture en particulier. Dernièrement, elle a posté : « Tiens ! Re-voilà les groupes de niveaux… » le vendredi 6 octobre 2023.

« Depuis quelque temps, le ministre Gabriel Attal lance, à la volée, quelques poignées d’affirmations prétendument « choc », même si l’on y décèle comme un relent de « déjà vu », voire, de « déjà mal reçu ». Cela vient d’empirer avec l’annonce de la création en classe de sixième, au moins, des fameux « groupes de niveaux ». En voilà une idée, qu’elle est bonne… Et nouvelle !! »

Très militante en faveur des élèves de milieu défavorisé dont de nombreuses études montrent que s’ils ne réussissent pas à l’école c’est parce qu’ils viennent d’un milieu défavorisé et non à cause de leurs mauvaises compétences – en particulier dans l’apprentissage de la lecture qui est malheureusement la base de toute une scolarité réussie ou pas-, elle avait donc écrit en novembre 2012 :

« Un article, dans le Nouvel Obs de cette semaine-là, signé Abdelmajid Arbouche (Doctorant à Paris IV Sorbonne) faisait une analyse inquiétante sur l’école, aux relents douteuxSi l’on veut promouvoir une école de qualité et de réussite, il faut par-dessus tout éviter d’en faire un instrument de lutte contre l’inégalité sociale. »
A quoi le blog avait répondu :
Or, c’est justement, parce que la société est bâtie sur des inégalités sociales, que l’école doit exister : il y a des enfants qui n’ont que l’école pour s’en sortir, et c’est pour eux qu’elle est là. Il faut bien comprendre qu’en toute logique, aucune raison ne peut justifier qu’un enfant qui vit dans un milieu socialement défavorisé ait plus de difficultés scolaires qu’un autre. Voir dans ce lien une évidence est pure aliénation ».

Et comment faire pour que l’Ecole ne laisse pas sur le bord du chemin un si grand nombre d’élèves ?

L’exercice de la démocratie

« Quand, nos ministres vont-ils enfin comprendre que, si nous sommes en démocratie, comme ils le revendiquent, sur tous les tons et à tous les étages de l’Education Nationale, alors il faut une école de la même eau… Sinon, l’ensemble est bancal ! Et puis — c’est un des avantages de la démocratie — nous sommes alors dans l’humain, même si le ministre et ses collègues l’oublient régulièrement et l’ignorent, passant leur temps à décider à la place des élèves, totalement absents des débats les concernant. Il est pourtant absolument nécessaire de comprendre que l’école ne remplira correctement sa tâche que si elle, donc la classe, devient enfin un lieu de démocratie c’est-à-dire où les trois pouvoirs sont partagés, et non tenus par la même personne.
L’organisation des groupes fait alors partie des tâches qui appartiennent aux élèves, avec un résultat, où les affinités joueront le rôle principal— ce qui déplaît sans doute à l’enseignant — mais qui est nécessaire à l’efficacité du système, car les groupes d’affinité sont les meilleurs, et les plus efficaces. Quant au fait qu’ils ne coïncident généralement pas avec ceux de l’enseignant, je ne vois pas où cela devrait faire problème.

Pas de pédagogie sans démocratie, et réciproquement

Donc, comme le disait Laurent Carle en janvier 2016, sur ce même blog.
« Une école (ou une classe) pédagogique en phase avec une société démocratique se donnerait comme objectifs de conduire ses élèves vers l’autonomie dans les démarches d’apprentissage, de leur apprendre l’initiative, l’exercice de la liberté, la coopération avec les camarades, l’entraide et la résolution démocratique des conflits dans le respect du règlement intérieur et du code civil.

Ce qui, précisément, remet à leur place, les minables conseils du ministre avec ses groupes de niveau, bien autoritairement conçus par le maître ».

Des commentaires ont suivi ce post

« Suite aux récentes déclarations du « young m.e.n » les sénateurs « républicains » se sont réjouis, soulagés de voir que certaines orientations du précédent ministre étaient mises aux oubliettes… Sans doute que M. N’Diaye était trop de gauche. Ouf ! M. Attal, lui, est bien de droite. L’élitisme scolaire a encore de beaux jours devant lui ! Hélas… »

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« Faut-il changer le ministre ou changer l’école ? »

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« A lire sur le site de notre Collectif Education bien commun, mon dernier article sur les manigances du sinistre Attal :

« Attal : Elever le niveau des élèves
Pour Attal, élever le niveau des élèves se fera en élevant le niveau des « fondamentaux » (français, mathématiques).

Question du Monde du 5/10/2023  :

« Pourtant, d’après les enquêtes de l’OCDE, nous sommes l’un des pays qui consacrent le plus de temps à l’enseignement de ces « savoirs fondamentaux ». Que faudrait-il donc faire de plus ? »

« En arrière toute » : les classes populaires en grand danger !

« Et tout d’abord, comme pour mieux comprendre le présent et l’avenir, rien ne vaut mieux que de se pencher sur le passé : un petit historique des réformes dans l’Education nationale pour comprendre les manigances du ministre ».

Et coup de projecteur sur cette réforme qui a concerné les élèves issus majoritairement des classes sociales défavorisées : Le lycée professionnel en grand danger, les classes populaires aussi.

1985 : La grande réforme du lycée professionnel.

« L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 coïncidera pour l’Education nationale avec de grandes dates : 1985 : La grande réforme du lycée professionnel. A ce propos : le lycée professionnel et le Bac Professionnel ont remplacé le Lycée d’Enseignement Professionnel (LEP) qui n’avait que deux niveaux depuis les années 60, le CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) et le BEP (Brevet d’Etudes Professionnelles, examen terminal) et ont permis de mettre les trois lycées à égalité : le général, le technologique et le professionnel :

C’est J.L.Mélenchon, alors ministre délégué à l’enseignement professionnel qui, en 1985, a créé le bac professionnel et réorganisé les anciens LEP, Lycées d’Enseignement Professionnel en LP lycées Professionnels.

Quel était son objectif ? Un véritable changement de paradigme


« Dans les années 2000, il fait le bilan de sa réforme alors qu’il est devenu ministre de Jack Lang.
Le bac professionnel : ça a été un véritable changement de paradigme.
« Le bac pro, dit-il, c’est : « […] une vision moderne de ce que sont les métiers de notre époque et donc les conditions à réunir pour les enseigner. En fait, les métiers contemporains peuvent être décrits comme autant de « sciences pratiques ». C’est à dire qu’ils sont tout à la fois un savoir de haut niveau de contenu et une culture technique de la mise en oeuvre de ces savoirs ».
Sciences pratiques ; savoir de haut niveau de contenu ; culture technique… Une autre conception des études que celle qui présidait aux anciens Lycées d’Enseignement Professionnel dont le dipôme terminal était… le Brevet d’Enseignement Professionnel !
Une question se pose alors, celle des passerelles avec le lycée technologique mais aussi l’enseignement supérieur, qui apporte une nouvelle dimension à la fois aux bacs pro mais aussi aux BEP : « […] à l’intérieur même du parcours dans l’enseignement professionnel, on doit constater l’existence de filières en impasse. C’est pourquoi j’ai fixé l’objectif qu’il n’y ait plus de BEP sans ouverture sur un bac pro dans la même spécialité. La formule se prolonge évidemment par l’exigence qu’il n’y ait pas de bac-pro sans passerelle ou contremarche vers l’enseignement supérieur (BTS, DUT etc).
Lire sur la page ministérielle de Vie Publique, le bilan de son action

Le ministre Attal a le projet de revenir sur cette avancée sociale et culturelle


A mille années-lumière des conceptions de l’ancien LEP ! Et de celles de Macron et de son ministre de l’Education Attal :
« A l’heure actuelle, le ministre Attal a le projet de revenir sur cette avancée sociale et culturelle qu’a été le bac professionnel et qu’il est encore pour de nombreux élèves de milieu populaire. Car ce sont bien sûr les enfants du Peuple qui y sont « orienté•e•s » après la troisième, souvent hors de tout désir personnel, trop souvent parce que depuis toujours, depuis le CP, on ne leur a pas laissé le temps d’apprendre à leur rythme… à lire, écrire, compter (les fondamentaux) et à développer toutes leurs compétences. Uniquement à cause… de considérations de classe, de tri social !
Le bac pro par contre, a permis l’ouverture des études universitaires à des élèves qui ont pu se découvrir des talents cachés, après la troisième et le collège mortifère, une fois acquise une estime d’eux-mêmes ferme et solide.
Ce n’est bien sûr pas la conception qu’a Macron de l’éducation du Peuple : qu’ont-ils à faire de la Culture, qu’ont-ils à faire d’études poussées réservées à la bourgeoisie ? A eux les métiers d’exécution sans réflexion. Le ministre Attal qui obéit à la voix de son maître fait en sorte que ces élèves ne soient plus que des pions au service des intérêts économiques, des serfs corvéables à merci. Loin de toute promotion collective et individuelle ».

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« Une réponse à cette affirmation : Ce sont, dites-vous,  » les enfants du Peuple qui sont « orienté•e•s [en LP] après la troisième, souvent hors de tout désir personnel, trop souvent parce que depuis toujours, depuis le CP, on ne leur a pas laissé le temps d’apprendre à leur rythme… à lire, écrire, compter (les fondamentaux) et à développer toutes leurs compétences « .

Tout à fait d’accord avec vous. « On » ne leur a pas laissé assez de temps d’apprentissage en créant des rythmes scolaires infernaux, en réduisant leur temps de présence à l’école. Or, des apprentissages trop rapides mènent les arythmiques à l’échec. Mais pourquoi ces apprentissages sont-ils trop rapides ? Parce que les temps scolaires sont trop morcelés et trop concentrés !

1 – Le temps scolaire est trop concentré parce que depuis la rentrée 2013, l’enseignement est dispensé dans le cadre d’une semaine de neuf demi-journées seulement incluant le mercredi matin. Tous les élèves « bénéficient » d’un enseignement réduit à 24 heures par semaine durant 36 semaines seulement. La journée d’enseignement compte 5 heures 30 maximum, la demi-journée un maximum de 3 heures 30. Depuis 1960, les élèves d’élémentaire ont « perdu » l’équivalent d’une année scolaire !

2 – Le temps scolaire est trop morcelé parce que l’année scolaire compte trente-six semaines seulement, entrecoupées de vacances longues et nombreuses favorisant oubli et inappétence scolaire !

Pour éviter l’échec scolaire en étalant les apprentissages, il faut donc aller vers une année scolaire plus longue (davantage de semaines de classe) et un temps de présence hebdomadaire en classe plus important. Cela laisserait du temps à des apprentissages plus progressifs, cela créerait une vie scolaire plus douce et plus bienveillante.

Seul petit hic, il faudra expliquer aux commerçants en loisirs, en soutien scolaire et en garde d’enfants que cesser de brutaliser le temps scolaire empiétera sur leurs petites affaires …

Et puis il faudra expliquer aux enseignant.e.s qu’ils devront être présent.e.s plus longtemps dans les écoles. J’entends déjà bêler ceux qui ont troqué un temps de présence raccourci contre une faible rémunération, ce qui sied à certain.e.s enseignant.e.s, épouses de cadres moyens voulant  » bien élever leur propre progéniture 🙂 🙂 🙂

Bon courage aux ami.e.s des enfants du Peuple dans leur combat lucide … »

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« – j’ai été dans les années soixante « transfuge de classe » (classe scolaire et classe sociale !), ayant par un mystère que je ne m’explique toujours pas appris à lire très rapidement : chaque année, le soir de la rentrée, je lisais entièrement mon livre de lecture (il n’y avait que des romans photos à la maison et « La vie du Rail » (mon père était cheminot), que je dévorais, avide de lectures). J’ai eu la chance d’avoir des bibliothèques de classe à l’école, où j’empruntais des… contes tous les samedis : importance de la lecture de contes qui m’ont sauvée de situations familiales dures ! Mais quand en classe, actuellement prend-on le temps de lire des contes aux enfants ? J’ai été animatrice de centres de loisirs (après avoir été enfant et ado de colo jusqu’à 17 ans) et j’ai eu à coeur de mettre à disposition tout le temps des livres (provenant de ma propre bibliothèque…).

Importance des cycles jamais mis en place depuis la loi Jospin. En tant que parent FCPE, je me suis toujours battue pour la prise en compte des rythmes de chacun… pas seulement pour les enfants du peuple qui ne maîtrisaient pas les codes mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui ne sont pas dans le moule attendu : les autistes par exemple, ou les bipolaires (très à la mode je connais !), enfin toutes celles et ceux qui ont des particularités – et non des maladies ! – qui ont besoin de souffler et non d’être traité•e•s comme un troupeau, comme du bétail mais comme des personnes ! Ecoutons Françoise Dolto dont je regrette beaucoup la disparition : elle nous manque dans ce monde de brutes. Lire ici : Catherine Dolto, médecin pédiatre, psychothérapeute, auteur, fille de Françoise Dolto et Caroline Eliacheff, psychanalyste et pédopsychiatre, auteure de « Dolto, une journée particulière » sont les invitées du grand entretien à 8h20 sur France Inter en 2018.

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« L’élitisme scolaire a encore de beaux jours devant lui ! Il n’y a pas que de l’élitisme dans les groupes de niveau. C’est aussi la forme scolaire de la ségrégation sociale, de l’apartheid à la française et l’apprentissage de l’égoïsme de classe, à l’opposé de la devise républicaine ».

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« MYSTERE, MIRACLE ET EVASION

Je vous cite : « J’ai été dans les années soixante « transfuge de classe » (classe scolaire et classe sociale !), ayant par un mystère que je ne m’explique toujours pas appris à lire très rapidement : chaque année, le soir de la rentrée, je lisais entièrement mon livre de lecture. »

Explication probable :
« Un mot privé de signification n’est pas un mot, c’est un son vide. Par conséquent la signification est un signe distinctif nécessaire, constitutif du mot lui-même. Elle est le mot lui-même, pris sous son aspect interne. »
Lev VYGOTSKI

C’est cette découverte personnelle, fulgurante et spontanée, faite à l’âge préscolaire, qui permet de se soustraire à la contrainte du « code de correspondance » de la « méthode » et d’entrer dans le sens par la « voie directe ». C’est un vaccin anti-phonique non déclaré et non homologué qui se transmet naturellement par contact entre parents et enfant, par contagion, sans leçon de « lecture ». Car lire s’apprend mais ne s’enseigne pas. C’est une rencontre, une heureuse rencontre, que n’ont pas la chance de faire les enfants de parents non lecteurs. Seuls, arrivent lecteurs en 6e ceux qui sont entrés lecteurs en CP.

« L’égalité des chances » est une formule de bateleur bonimenteur, vendeur de manuels de syllabation pour professeurs qui préfèrent suivre la méthode à la lettre plutôt que d’accompagner l’enfant qui apprend à lire. Ce que je ne m’explique toujours pas, c’est pourquoi, même si quelques-uns échappent à la méthode, le système scolaire empêche les enfants du peuple d’apprendre à lire. Je ne m’explique pas mieux pourquoi les écrivains, philosophes, journalistes, savants, politiques, artistes du spectacle ne s’en émeuvent pas ».

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« Je reprends cette explication que l’on donne en général des enfants qui apprennent seuls à lire avant le CP et que vous énoncez : « C’est cette découverte personnelle, fulgurante et spontanée, faite à l’âge préscolaire, qui permet de se soustraire à la contrainte du « code de correspondance » de la « méthode » et d’entrer dans le sens par la « voie directe ». C’est un vaccin anti-phonique non déclaré et non homologué qui se transmet naturellement par contact entre parents et enfant, par contagion, sans leçon de « lecture ». Car lire s’apprend mais ne s’enseigne pas. C’est une rencontre, une heureuse rencontre, que n’ont pas la chance de faire les enfants de parents non lecteurs. Seuls, arrivent lecteurs en 6e ceux qui sont entrés lecteurs en CP ».
Oui…
Je suis entrée lectrice en CP…
Mais je ne m’y reconnais pas. Mes parents n’étaient pas des lecteurs. Ma mère, femme au foyer avec le certificat d’études, lisait des romans photos (que j’ai également dévorés en cachette, mais plus tard…), mon père recevait « La vie du Rail ». Mais j’ai eu une fulgurance : ma marraine m’a offert un énorme livre « Les malheurs de Sophie » qui je crois m’a énormément marquée. J’étais en CP. Je me souviens que j’ai trouvé immédiatement ridicules les pi=pi po=po PIPO de Rémi et Colette. J’aimais bien rigoler… et des bêtises de Sophie ».

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« Oui, Nadine : moi aussi, je suis entrée lectrice au CP.
Je dois préciser que je n’y suis pas restée longtemps : la maîtresse ne m’a pas supportée : je lisais tout avant les autres.
Ma mère qui avait le cours appelé « A », celui qui préparait les élèves au « Cours Complémentaire », sorte de CM2 de l’époque, m’a mise au fond de sa classe, avec mission de lui fiche la paix… J’ai ainsi complété mon apprentissage de la lecture en regardant tout ce qu’elle écrivait au tableau. Et comme nous devions prendre le métro pour revenir à la maison, je me suis régalée avec les grandes affiches de publicité, que j’avais juste le temps de lire à chaque station.
Le soir, lorsque ma mère m’avait fait la bise du soir, avec mission de m’endormir bien vite, je me mettais debout pour atteindre le « cosy », au dessus du divan de la salle à manger, où je dormais dans notre minuscule appartement parisien (vincennois, en fait) : j’y attrapais le livre de Morceaux Choisis de V.Hugo et j’essayais de retrouver le poème que mon père nous avait lu les jours précédents.
Ce fut cela mon premier manuel de lecture… J’ai souvent vu pire depuis ! « 

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« Je cite : « la maîtresse ne m’a pas supportée : je lisais tout avant les autres ».
Moi, on m’a supportée pendant les années après CP car j’étais silencieuse et je ne me faisais pas remarquer. J’observais ou je « rêvassais ». A chaque rentrée, le soir je me précipitais sur mon livre de lecture de l’année – enfin des histoires passionnantes à découvrir, même si trop souvent, il s’agissait d’extraits d’oeuvres littéraires. – Donc le lendemain et tous les jours de l’année, j’ai rongé mon frein pendant les séances de lecture à voix haute où la majorité de mes camarades ânonnaient et me faisaient perdre mon temps. Alors je crois que mon esprit partait ailleurs puisque mes bulletins scolaires portent la mention « étourdie (!), rêve en classe (!) » qui ne me faisaient jamais franchir la barre des 7° ou 8° dans le classement de chaque trimestre. Je naviguais en fait entre la 7ème place et la 15ème.

Petite réflexion sociologique : je ne sais pas si j’ai eu une année, la seule instit de l’école à avoir eu cette idée géniale (?!) ou si c’était la mode dans mon école ou ailleurs. Mais j’avais été frappée de la manière dont nous étions classées « spatialement » en plus du classement sur le bulletin et il m’arrive de me dire que j’ai vécu du Bourdieu en actes. J’avais constaté, c’était tellement évident que :
les premières, les filles de la petite bourgeoisie (commerçants, artisans – un grand-oncle de la famille l’était et sa femme se targuait de fréquenter le meilleur monde de la ville -, administrateurs de cette préfecture du département) ; de cette petite ville de préfecture bien sûr, avec son Lycée où je suis entrée en sixième en 1965, avec les happy few, puisque le collège n’existait pas (il n’existait plus le concours d’entrée en sixième, nous étions choisi•e•s par l’instit et après des tests en lecture, maths et français). A côté du lycée, existait le Cours complémentaire où allaient la majorité des élèves de mes classes, – hors quelques-unes au certificat de fin d’études primaires qui restaient à l’école primaire -, Cours complémentaire sans latin, alors que le Lycée exigeait des études avec latin. Et les études avec latin au Lycée exigeaient une bonne compréhension en…lecture dès le CP. Voilà comment s’organisait le tri ! Social bien sûr puisque le Lycée s’adressait aux enfants de la bourgeoisie et à quelques autres qui savaient… lire !
Car j’ai appris depuis, que le Lycée, réservé aux enfants de la bourgeoisie, encore à mon époque, recevait dès le Petit Lycée, les enfants de cette classe sociale en CP ; ce que j’ai appris avec stupéfaction, c’est que l’apprentissage de la lecture au CP du Petit lycée était à des années-lumières de l’enseignement de la lecture de l’école communale réservé à tous les autres avec déchiffrage sur des non-textes. En fait, sur le modèle inchangé de celui des curés de l’église catholique d’autrefois.
Au lycée, on lisait sur de vrais textes, et l’apprentissage de la lecture se faisait sur… de la complexité ! On considérait que les enfants étaient capables de comprendre ! On allait en faire des dirigeant•e•s !

– Dans cette classe dont j’ai vécu le classement « spatial » double des bulletins trimestriels, il y avait le groupe des élèves espagnoles dont la famille était venue en France pendant la guerre d’Espagne, les républicain•e•s qui avaient fui Franco. Elles n’étaient pas dans le peloton de tête mais au milieu. Elles précédaient, dans mon souvenir, dans l’ordre de la classification, la toute dernière, celle du fond de la classe, l’élève algérienne, venue au moment de la guerre d’Algérie, qui avait tout à apprendre et à qui on ne laissait rien ».

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« Les connaissances préalables, que les enseignants ont parfois, des élèves qui arrivent dans leur classe, ont toujours joué un rôle énorme dans la réussite, ou l’échec, de ceux-ci. Celui qui a été précédé de trois au quatre frères ou sœurs dans cette classe, démarre son année avec un lourd handicap, quelle que soit l’orientation du précédent : si celui-ci (ou celle-ci) était bon élève, on dira volontiers « Ah ! le second n’est pas à la hauteur du premier » ; et dans le cas contraire, on pensera d’avance que celui-ci va être encore pire.
Fille d’instit’, j’en ai eu maintes fois la preuve dans les commentaires de mes parents, le soir, sur leur journée.
Personnellement, pendant la guerre, j’ai passé un an dans l’école du village où mon père instituteur avait lui aussi été élève, pendant la guerre précédente. J’y ai été considérée immédiatement comme bonne élève, sans avoir jamais eu à le prouver. Je n’ai jamais été interrogée de toute l’année : je répondais la première aux questions posées, et j’avais évidemment une bonne note. Même moi, du haut de mes huit-neuf ans, je trouvais cela souvent injuste… Mais cela ne m’empêchait pas d’en profiter honteusement… »

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« Mon commentaire parle des enfants entrés lecteurs au CP, mais mon propos a pour objectif d’examiner par transparence le négatif (du cliché), les causes de « l’échec » de ceux qui entrent « analphabètes » à l’école et en sortent illettrés, 10 à 12 ans plus tard. Qu’ils se limitent à la « Vie du rail », aux romans-photos, à la comtesse, née Rostopchine, ou qu’ils fréquentent Victor Hugo, les parents lecteurs créent le besoin et l’envie, modélisent le comportement de lecteur (activité muette et discrète qui ne s’entend pas) qui laisse leurs enfants pantois en présence de ce prodige doublé de mystère. Passant devant une librairie, ils salivent.

Voulu, conscient ou aveugle par ignorance, l’enseignement professionnel de la lecture est un faux procédé trompeur, destiné à empêcher les enfants des classes populaires de s’apprendre et d’apprendre à lire, malgré les bonnes intentions de leurs maitres. L’enfer…

A travers le négatif je vois que, sans le savoir, petits employés et riches notables vaccinent leurs enfants contre les méthodes d’enseignement du code de correspondance graphophonologique, cher à Bentolila. Les enseignants aussi ont été vaccinés, mais pas informés contre la toxicité des méthodes. Si bien que, lorsque des professionnels (ou des profanes) rencontrent un collègue qui apprend à lire à ses élèves sans méthode, cet apprentissage étant forclos dans l’inconscient collectif, ils pointent le « coupable » comme un utilisateur de la « globale ». Qui n’a pas reçu un enseignement par méthode n’a pas appris à lire.

Dans ma carrière professionnelle, j’ai eu à examiner un enfant de Section de moyens, 4 ans, qui lisait n’importe quelle page au hasard dans un livre de « lecture » de CM, sans pouvoir déchiffrer une syllabe et nommer une lettre. La mère et la maitresse, tour à tour, la main sur le cœur, alléguèrent d’un alibi pour le crime de lui avoir enseigné la lecture avant le CP. Aucune ne détenait une méthode. Il fallait chercher le coupable ailleurs ».

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« A la suite de l’interpellation d’Eveline, celles et ceux qui auraient besoin de revisiter arguments et enjeux de la pratique des groupes de niveau, je conseille la lecture de l’article Marie Duru-Bellat :
« Classes de niveau ou collège unique ? » LE 12/10/2023.

www.alternatives-economiq…

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« Je reprends les posts et commentaires ci-dessus en ce qui concerne l’apprentissage de la lecture et je précise : des groupes de niveaux ? Mais ils ont toujours existé ! Il y avait deux façons d’apprendre à lire !

« Car j’ai appris depuis, que le Lycée, réservé aux enfants de la bourgeoisie, encore à mon époque, recevait dès le Petit Lycée, les enfants de cette classe sociale en CP ; ce que j’ai appris avec stupéfaction, c’est que l’apprentissage de la lecture au CP du Petit lycée était à des années-lumières de l’enseignement de la lecture de l’école communale réservé à tous les autres avec déchiffrage sur des non-textes. En fait, sur le modèle inchangé de celui des curés de l’église catholique d’autrefois.
Au lycée, on lisait sur de vrais textes, et l’apprentissage de la lecture se faisait sur… de la complexité ! On considérait que les enfants étaient capables de comprendre ! On allait en faire des dirigeant•e•s ! »

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« Qu’ils se limitent à la « Vie du rail », aux romans-photos, à la comtesse, née Rostopchine, ou qu’ils fréquentent Victor Hugo, les parents lecteurs créent le besoin et l’envie, modélisent le comportement de lecteur (activité muette et discrète qui ne s’entend pas) qui laisse leurs enfants pantois en présence de ce prodige doublé de mystère. Passant devant une librairie, ils salivent.

A travers le négatif je vois que, sans le savoir, petits employés et riches notables vaccinent leurs enfants contre les méthodes d’enseignement du code de correspondance graphophonologique, cher à Bentolila ».

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Je me suis questionnée à la suite de ces posts sur le blog d’Eveline et je me suis souvenue que j’avais chez moi « L’Enfant, le maître et la lecture » de Jean Foucambert. [Nathan pédagogie, 1994. P. 67-68] Donc le livre de Foucambert, je l’avais dans mon fouillis de livres et je l’ai retrouvé il y a quelques jours après la lecture d’un article dans « Les actes de lecture » de l’AFL, article de Jean-Yves Séradin qui martelait « Lire c’est comprendre » en renvoyant au livre de Foucambert. [Les Actes de lecture, N°161, mars 2023, p. 8].

Jean Foucambert y rappelle le livre « Discours sur la lecture » publié en 1989 par la BPI du Centre Pompidou sous la direction de Jean Hébrard et Anne-Marie Chartier : « « Dans les petites classes des collèges et des lycées fréquentés par les enfants de la bourgeoisie, on se soucie bien peu de l’apprentissage de la lecture. Il est vrai que les enfants y entrent vers huit ans après avoir appris à lire dans le giron familial aussi facilement qu’ils ont appris à parler et sur les écrits de l’environnement appuyés par quelques abécédaires.

Ainsi les méthodes construites ne semblent nécessaires que pour les enfants de milieu populaire, ceux autour desquels ne sont pas réunies les conditions d’un usage permanent de l’écrit, ceux qu’un environnement n’associe pas depuis leur naissance comme témoins et acteurs à toutes les occasions de recourir à un écrit, outil de l’activité intellectuelle et de sa communication ordinaire. Ces méthodes nécessaires semblent également suffisantes puisqu’on ne se propose rien d’autre que de faire fonctionner un système de correspondances au sein d’une communication orale différée, simple alphabétisation primaire pourtant peu ambitieuse mais dont la mise en œuvre demeure difficile et les résultats médiocres comparés aux performances de la minorité d’enfants profitant directement d’une « lecturisation ».

Car pour ces collèges et lycées où on ne se soucie guère d’enseigner les rudiments de la lecture, les résultats sont tellement satisfaisants (y aurait-il un lien de cause à effet ?) qu’on s’inquiète « en 1890 lorsque le Conseil supérieur de l’Instruction Publique recommande d’alléger les programmes de français, jugés trop ambitieux (on) ne critique pas l’absence d’un véritable enseignement de la lecture dans la division élémentaire mais les exigences- jugées insuffisantes – formulées à l’endroit des textes lus par les élèves privilégiés qui les fréquentaient : « Dans les classes élémentaires, on introduit dès le préparatoire, un recueil de morceaux choisis. On s’était contenté jusqu’ici du livre de lecture courante : ce n’était pas assez pour la vivacité, pour la curiosité de ces jeunes esprits dont Montaigne disait qu’ ‘il n’est rien si gentil que les petits enfants de France’. On a enfin suivi ses conseils pour ne les point ‘abrutir’ ; on aura encore son suffrage, si l’on met entre leurs mains des anthologies bien faites pour nourrir leurs esprits d’idées claires et justes, leurs cœurs de sentiments purs et généreux ; »

J’ajoute ce passage intéressant sur la culture de l’écrit des milieux populaires. En reprenant les termes de ce commentaire précédent :
« Qu’ils se limitent à la « Vie du rail », aux romans-photos, à la comtesse, née Rostopchine, ou qu’ils fréquentent Victor Hugo, les parents lecteurs créent le besoin et l’envie, modélisent le comportement de lecteur (activité muette et discrète qui ne s’entend pas) qui laisse leurs enfants pantois en présence de ce prodige doublé de mystère. Passant devant une librairie, ils salivent ».

Oui, les romans photos, la lecture de « La Vie du Rail » étaient de la lecture.
Foucambert écrit ceci dans « L’Enfant, le maître et la lecture » (Page 69) : « Mais outre qu’il importe de s’interroger sur la médiocrité des résultats que les méthodes d’alphabétisation obtiennent, affirmer la légitimité de cette répartition et l’équivalence à terme de ces stratégies, c’est faire peu de cas de ce que sont réellement l’écrit et la lecture, c’est oublier que l’action dans l’école n’est jamais qu’une composante parmi beaucoup d’autres d’un processus éducatif global qu’elle devrait contribuer à enrichir, c’est affirmer que l’école n’est pas un milieu de vie capable d’introduire très tôt l’enfant dans cet indispensable rapport actif à l’écrit, bien avant même qu’il sache lire, c’est enfin juger un peu vite des milieux sociaux et familiaux dont on prétend qu’ils n’ont pas de rapport à l’écrit parce qu’ils n’ont pas les mêmes que ceux des classes dominantes dont on soutient bien hâtivement qu’elles se servent de l’écrit pour penser ! En d’autres termes, c’est accepter de baisser les bras devant l’inégalité sociale : si le choix d’une méthode de lecture n’est pas là pour reproduire les usages inégalitaires de l’écrit, l’école doit s’interroger dès le premier instant sur l’image et l’usage de l’écrit qu’elle fait exister et qu’elle modélise ».

Dans Lire c’est comprendre, dans Les Actes de lecture, N°161, mars 2023, p. 8, Jean-Yves Séradin introduit ainsi son article : « L’enquête PIRLS 2021-2022 dont les résultats ont été publiés le 16 mai 2023 et l’évaluation de la lecture lors de la Journée Défense et Citoyenneté en 2022 concordent : beaucoup de jeunes français connaissent des difficultés de compréhension face à des textes littéraires ou purement informatifs. Faut-il s’en étonner ? »

Note : Tous les cinq ans, l’enquête internationale PIRLS (Progress in international Reading Literacy Study), évalue les compétences en lecture en fin de quatrième année des enseignements systématiques, en CM1 pour la France. Il s’agit de mesurer la capacité des écoliers à rechercher de l’information pertinente dans un texte, à le comprendre, ceci afin d’effectuer des inférences sur la thématique abordée.

Note :
Pour un historique des collèges et des lycées jusqu’au collège unique consulter « Une histoire des collèges , du XIXe siècle à nos jours » où Antoine Prost en spécialiste réputé de l’éducation apporte son double regard d’historien et d’expert engagé ». Lire l’article ici.

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Nadine Lanneau

anciennement professeure documentaliste

des collèges et lycées de l’Education nationale

(mais le goût de rechercher de l’information ne se perd jamais),

membre de l’AFL (Association Française pour la Lecture)

anciennement animatrice de centres de loisirs de l’éducation populaire

Recension de l’article du Blog d’Eveline Charmeux,

professeur-formateur honoraire de français,

ex-chercheur à l’INRP

sur son article « Tiens, revoilà les groupes de niveau… »

et ses commentaires. 6 octobre 2023 



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