Vers le triomphe des évaluations standardisées à l’école ?

Par Rachel Schneider, professeure des écoles, militante à la FSU-SNUipp (secteur éducatif). Publié dans Système éducatif.

Pour partager des analyses…

L’arrivée de Pap Ndiaye au ministère de l’Education nationale a pu faire croire à un changement de cap : après « Jean-Michel Blanquer, ministre autoritaire » (slogan de manif) qui a été l’auteur d’un pilotage de l’enseignement facteur d’aggravation des inégalités scolaires, Pap Ndiaye représentait la lutte contre les discriminations, que l’on est forcément tenté de confondre avec la lutte contre les inégalités et pour la démocratisation scolaire.

Il nous faut déchanter, et travailler à décrypter ce qui se poursuit voire s’accentue au ministère de l’Éducation nationale. Et d’abord et avant tout parce que c’est bien en partageant des analyses avec le plus grand nombre possible de collègues enseignant•e•s que l’on pourra défendre le métier et les finalités d’une école démocratique et émancipatrice.

Un pilotage qui creuse les écarts…

Dès sa conférence de rentrée, le nouveau ministre a porté deux éléments déterminants :

  • la poursuite d’un enseignement centré sur les « fondamentaux »
  • et le développement d’une « culture de l’évaluation ».

Alors qu’elles ne couvrent qu’une partie des apprentissages définis par les programmes, les évaluations CP, CE1 et 6ème sont présentées comme l’outil permettant «d’identifier les difficultés scolaires sur les compétences fondamentales » et de définir « les modalités pédagogiques les plus efficaces ». L’orientation choisie par Pap Ndiaye est claire : piloter les enseignements par des évaluations standardisées pour resserrer ces enseignements sur des items sélectionnés.

Au bout de 5 ans de cette politique, des « résultats » sont pourtant à la disposition des décideurs :

Source DEPP 2022 (Résultats évaluations CE1 français). 2020 est l’année des confinements.

Constat :

  • C’est en Education prioritaire que le « pilotage par les évaluations » a été le plus fort depuis 2018.
  • Or les résultats révèlent le maintien ou l’aggravation des inégalités entre les élèves de REP+ et les autres, particulièrement en français. Pour 5 items sur 7, les écarts augmentent en 4 ans (2019 – 2022) entre élèves de REP+ et les autres.
  • La maitrise de la compétence de haut niveau « comprendre un texte lu seul » fait l’objet d’un écart croissant entre les élèves de REP+ et hors EP du CE1. Elle est de 19 points en 2022 contre 17,4 points en 2019.
  • Ce constat devrait conduire à une remise en cause de la politique conduite : resserrement sur les « fondamentaux » (compétences dites « de base », qui plus est appréhendées de manière morcelée, fragmentée), pilotage par les évaluations nationales standardisées, contrôle des pratiques enseignantes empêchant toute élaboration complexe et approche culturelle.

Un pilotage…qui va être généralisé

2022 : lors de la conférence puis dans la circulaire de rentrée, le ministre précise que ces évaluations (CP, CE1 et 6ème) seront étendues de façon expérimentale au CM1 et à la 4ème, pour être généralisées à la rentrée 2023. Nous allons donc nous retrouver rapidement dans le schéma suivant :

Maternelle (pilotage à partir des évals CP, (voir plus bas, le « plan maternelle »)

  • Evals CP et CE1
    • pilotage CE2
  • Evals CM1
    • pilotage CM2
  • Evals 6ème
    • pilotage 5ème
  • Evals 4ème
    • pilotage 3ème
  • Evals 2nde…

De quoi encadrer plus « efficacement » un enseignement sans doute jugé encore trop « libre »…

Un « plan maternelle »

Par ailleurs, un « plan maternelle » est annoncé : « L’apprentissage des savoirs fondamentaux, amorcé dès l’école maternelle, demeure l’objectif premier de l’école élémentaire » notamment par « le renforcement de l’enseignement du français et des mathématiques ». Le plan maternelle se donne pour objectif de poser « les premiers jalons des savoirs fondamentaux nécessaires à une entrée réussie au CP. »

Nous sommes prévenus : « …l’enjeu est d’offrir à tous les élèves un développement des apprentissages en vocabulaire, des compétences de lecteur (phonologie, découverte du principe alphabétique) et des connaissances sur les nombres. Il s’agit donc de construire une culture commune afin de favoriser un enseignement structuré, progressif, fondé sur l’évaluation régulière des acquis des élèves. »

Il est important de mesurer que les évaluations nationales standardisées, imposées en CP et en CE1 pour le niveau primaire, ont d’ores et déjà un impact fort sur l’école maternelle, dont le programme de 2015 n’a pourtant pas pu être abîmé autant qu’il l’aurait souhaité par le ministre Blanquer en juin 2021, grâce à de fortes mobilisations syndicales et associatives. Les concertations entre enseignant•e•s de grande section et de CP doivent par exemple s’organiser autour des résultats des évaluations CP.

Les éditeurs ne sont pas en reste, comme en témoigne cette publication récente (été 2022) :

Les DSDEN[1] et les rectorats devancent l’appel


[1] Directions des services départementaux de l’Education nationale.

Bien sûr, la tendance à produire des dispositifs d’évaluations au niveau départemental ou académique était déjà lourde depuis quelques années. Mais cette rentrée 2022 bat tous les records.

Dans l’académie de Reims, le comité de pilotage académique de l’Éducation prioritaire a décidé de déployer un dispositif d’évaluations standardisées en CM1 avec une passation fin septembre. Dans l’académie d’Amiens ou celle de Nancy-Metz, des dispositifs inspirés des actuelles évaluations nationales de CP sont mis en place pour les élèves de Grande Section…

Sur ce livret-élève, document officiel de l’académie de Nancy-Metz, on apprend que l’objectif de la Grande Section est devenu « assurer une rentrée réussie au CP », nouveauté au regard du programme de 2015 qui mettait en œuvre par la loi « l’évaluation positive »…

Exemple d’exercice d’évaluation :

Le programme de 2015 en maternelle avait donc introduit le principe « d’évaluation positive », sur lequel les collègues avaient travaillé et réfléchi pour parvenir à des évaluations des élèves basées sur l’observation de leurs progrès… Alors que ce programme (certes partiellement retouché par le dangereux Blanquer) est toujours en vigueur, qu’il fixe donc le cadre réglementaire des enseignements, comment est-il possible que les responsables de l’institution organisent le travail pédagogique de l’école maternelle autour de la préparation aux évaluations nationales, en tournant le dos à ce principe d’évaluation positive qui caractérise ce programme ?

Au-delà de la maternelle, quel cadre de l’institution éducation nationale peut ignorer l’effet produit par le déploiement tous azimut de dispositifs d’évaluations ? Le « teaching for test », l’effet système qui aboutit à ce que le travail dans les classes s’organise autour de la préparation aux évaluations, appauvrissant les contenus enseignés aux seuls items évalués, est documenté et connu de tous.

Quel « responsable pédagogique » peut ignorer la difficulté à concevoir son enseignement, des progressions, des situations d’apprentissage riches et variées…

  • quand un•e enseignant•e est contraint•e de faire passer régulièrement des évaluations conçues totalement en-dehors de son travail 
  • quand les enseignant•e•s se voient enjoindre d’en rendre compte individuellement aux parents d’élèves 
  • quand les formations ne s’organisent plus qu’autour des résultats de ces évaluations ?

La dépossession professionnelle opérée porte d’abord sur l’évaluation des élèves[2], alors même que l’évaluation, qu’elle soit diagnostique, formative ou sommative, doit prioritairement se concevoir en rapport avec les apprentissages conduits. Mais la standardisation n’impacte pas que les pratiques évaluatives. C’est tout l’enseignement qui s’en trouve abîmé.


[2] Le rapport de l’Inspection Générale 2019-096 d’octobre 2019 sur les évaluations nationales de début de CP indique que les enseignant•e•s observé•e•s suppriment majoritairement leurs propres évaluations diagnostiques.

Une illustration pour mieux comprendre

Pour conclure cet état des lieux, une illustration concernant les contenus d’enseignement, resserrés aux dits « fondamentaux », s’impose.

Tous les élèves quittant la maternelle savent (savaient ?) reconnaître une recette de cuisine au premier coup d’œil, grâce à l’organisation spatiale de cet écrit auquel l’école les a familiarisés. La reconnaissance de cet écrit pourrait donc figurer dans les évaluations de début de CP. L’exercice n’est proposé qu’en CE1… et sous forme d’un bloc, sans même un titre, sans liste d’ingrédients, sans mise en page des différentes actions.

Or l’organisation spatiale est une des caractéristiques importantes de l’écrit, qui le distinguent de l’oral.

Savoir reconnaître une recette de cuisine, sans même savoir la déchiffrer, est une compétence de lecteur•rice, mais qui n’est pas mesurée.

De la même manière, bien d’autres compétences déterminantes pour devenir lecteur•trice expert•e, ne sont pas évaluées dans ces évaluations nationales. On peut constater que le travail d’acculturation à différents types d’écrits, se caractérisant notamment par des organisations spatiales très différentes, se fait rare dans les classes de CP et de CE1, la priorité donnée par les évaluations nationales étant la correspondance entre les lettres ou des syllabes et des sons.

Une chape de plomb est tombée sur l’Education nationale sous laquelle seule la capacité à oraliser des signes graphiques est appelée lecture.

Pourtant, être à l’aise avec l’organisation spatiale de l’écrit ou non fait toute la différence, en élémentaire puis au collège, entre les élèves qui parviennent à exploiter un manuel d’histoire, de géographie ou de sciences, aux cycles 3 et 4, et les autres. Le chercheur Stéphane Bonnéry l’explique bien : il faut savoir se promener dans les pages d’un même chapitre, repérer les titres des différents documents (cartes, témoignages, graphiques, textes…), comprendre qu’ils offrent des entrées différentes à une même question… et que les savoirs à construire à l’occasion de l’étude du chapitre de ce manuel, le seront par articulation entre les différentes entrées proposées. Cela est possible aux élèves familiarisés à des organisations spatiales complexes. A contrario, une lecture linéaire (mot par mot, voire syllabe par syllabe) d’un tel manuel est un véritable handicap… Les inégalités de réussite scolaire se jouent sur des compétences de ce type. Mais quand et comment cela s’apprend-il, quand les évaluations nationales de CP et de CE1 ne font plus aucune place à ces dimensions de la culture écrite ?

En conclusion

Non les évaluations nationales imposées ne permettent pas de « savoir où en sont les élèves ». Elles permettent d’abord et avant tout de réduire les contenus enseignés, et de contraindre le travail de Professeur·es des écoles déboussolé•e•s. Elles induisent également des situations d’apprentissage et de « remédiation » de plus en plus individualisées, chaque élève étant appelé à un entraînement sur telle ou telle « compétence » spécifique.

Les tâches d’évaluation prescrites, qui se multiplient à tous les niveaux de classe, risquent fort d’être de plus en plus isomorphes aux tâches d’enseignement, tels les entraînements de « fluence »[3] qui se sont développés d’une manière exponentielle alors qu’ils n’existaient pas avant 2018.

Enseigner l’évaluable est sans doute un rêve technocratique. Mais c’est aussi la mort du métier d’enseignant•e•s et de la possibilité pour les élèves de vivre l’école comme un lieu d’émancipation.

Par ailleurs, en élargissant un peu le spectre, en faisant le lien avec la réforme en cours des lycées professionnels (baisse des enseignements généraux et bascule majeure vers l’apprentissage conduit par les employeurs), la réforme du lycée où se repèrent les élèves au fort capital culturel, Parcoursup… on réalise que la démocratisation de l’école a été abandonnée. Avec le pilotage par les évaluations nationales de l’enseignement dès la maternelle, resserré sur des « fondamentaux » qu’on tente de faire passer pour des « bases solides », l’école primaire devient la 1ère étape de cette politique de renforcement des inégalités scolaires.


[3] Fluence : nombre de mots « lus » (oralisés) par minute. L’amélioration, le gain se mesure de jour en jour.

Rachel Schneider, professeure des écoles,

militante à la FSU-SNUipp (secteur éducatif).

Texte paru dans les Actes de lecture, n°158-159

Rachel Schneider tient un blog dans Mediapart et a écrit l’article

L’Infini dans un roseau

« « L’Infini dans un roseau » est le livre de mon été 2022. Irène Vallejo nous entraîne dans un récit incroyablement érudit, mais qui se lit comme une histoire merveilleusement contée. Une (superbe) histoire du livre, pour y compris retrouver la raison dans l’apprentissage de la lecture ». Lire ici.

Une réflexion au sujet de « Vers le triomphe des évaluations standardisées à l’école ? »

  1. J’ai relevé 3 passages qui sont 3 conclusions justifiées :
    – c’est bien en partageant des analyses avec le plus grand nombre possible de collègues enseignant•e•s que l’on pourra défendre le métier et les finalités d’une école démocratique et émancipatrice.
    – Enseigner l’évaluable est sans doute un rêve technocratique. Mais c’est aussi la mort du métier d’enseignant•e•s et de la possibilité pour les élèves de vivre l’école comme un lieu d’émancipation.
    – … On réalise que la démocratisation de l’école a été abandonnée. Avec le pilotage par les évaluations nationales de l’enseignement dès la maternelle, resserré sur des « fondamentaux » qu’on tente de faire passer pour des « bases solides », l’école primaire devient la 1ère étape de cette politique de renforcement des inégalités scolaires.
    Une 4ème conclusion s’impose : Le système d’enseignement ( en aucun cas d’éducation nationale) confirme une fois de plus le constat de Pierre Bourdieu :
    « (la sociologie) s’efforce d’établir la contribution que le système d’enseignement apporte à la reproduction de la structure des rapports de force et des rapports symboliques entre les classes, en contribuant à la reproduction de la structure de la contribution du capital culturel entre les classes » .
    Heureusement en tête de chapitre il cite Balzac : « l’auto-préservation est le but de tout pouvoir » qui résume sa pensée complexe et alambiquée. Ce qui devrait faciliter la compréhension de son travail par les dirigeants syndicaux.
    Hélas les syndicats défendent les travailleurs et l’outil de travail. Dans le nucléaire, les syndicats ne peuvent se positionner contre le nucléaire. Constat que j’ai fait avec une petite minorité dès 1968 !
    La conclusion que nous formulons est dans notre appel :
    – affirmer que l’éducation est un bien commun qui en tant que tel, ne doit pas dépendre d’un quelconque pouvoir politique ou économique mais faire l’objet d’une construction collective évolutive élaborée démocratiquement.
    Raymond Millot

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s