Imposons la question de l’enfance et de la justice éducative dans le débat public

Par Karine Ennifer, Conseillère d’éducation populaire et de jeunesse. Publié dans Société éducatrice.

Réduire les inégalités de réussite scolaire

La réforme de 2013 visait à réduire les inégalités de réussite scolaire, en partant de l’hypothèse que la condition première était de mieux respecter les besoins des enfants, et de leur donner à toutes et tous accès à des loisirs éducatifs collectifs de qualité.

La stimulation de la motivation, la prise en compte des émotions, le passage d’une pédagogie de la transmission vers celle d’une implication active, la responsabilisation, le développement de l’attention comme des compétences psychosociales sont aujourd’hui connues comme étant des exigences incontournables pour la réussite des apprentissages.

Nous savons que la « forme scolaire » doit être transformée ; et ce alors qu’elle est malheureusement parfois reproduite sur les temps péri voire extra-scolaires.

Comment faire pour que la posture des enseignant•e•s, mais dans certains cas aussi des animateurs/animatrices, glisse de celle de « sachants » à celle d’ « expérimentateurs » ? Et que les établissements deviennent des établissements apprenants qui s’auto-forment, décloisonnent l’exercice des métiers, suscitent la curiosité des savoir-faire entre collègues et le montage de projets collectifs d’équipe ?

Des outils : les projets éducatifs de territoire (PEDT)

Les échanges, et parfois, de réelles coopérations entre professionnel.le.s de l’enseignement et de l’animation, se sont développées depuis 2013 grâce aux projets éducatifs de territoire (PEDT) qui associent également les parents et les élu.e.s des collectivités. Il s’agit d’une avancée importante mais peu visible encore au-delà du cercle des personnes directement impliquées. Les effets de ces développements pourraient être objectivés par une évaluation nationale sur la prise en considération des besoins et de la place des enfants dans leurs apprentissages, la prise en considération des émotions, des relations, du jeu et de la pédagogie de projet comme dimensions fondamentales de la construction de ces apprentissages.

L’attention portée à la question des inégalités entre les enfants, qui a fait l’objet d’une importante recherche conduite par Bernard Lahire (Enfances de classe), reste le fait, malheureusement, d’un petit nombre de collectivités.

Au-delà de la question de l’engagement de celles-ci, la question des moyens accordés à l’enfance et à l’éducation par l’Etat est, plus que jamais, d’actualité.

10 exigences d’urgence pour la cause des enfants

Un collectif a proposé cette année 10 exigences d’urgence pour la cause des enfants. Voir en annexe.

La Jeunesse au plein Air (JPA) a publié un Manifeste pour des loisirs et vacances collectives pour tous.

Le Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire (CNAJEP) avait déjà écrit, en mars 2021, une lettre ouverte au gouvernement. Qui en a entendu parler ? Pourquoi ces questions restent-elles absentes du débat public alors que l’injustice éducative, et la fracture scolaire, sont des éléments clés de la fracture sociale ? Toutes les familles ne sont-elles pas concernées par la question de l’enfance ?!

Des malentendus au détriment des enfants des classes populaires

Un certain nombre de personnes continuent à rejeter la responsabilité de l’échec scolaire sur le « manque de cadre » et le « manque d’autorité », en refusant absolument d’admettre la réalité des situations vécues par les familles populaires de plus en plus précarisées. D’un autre côté, ces familles, pour lesquelles la réussite scolaire est si importante, croient que ce sont les heures de soutien scolaire qui permettront à leurs enfants d’être « de bons élèves ». Elles préfèrent inscrire leurs enfants aux « temps studieux » plutôt qu’aux activités de loisirs culturels et sportifs, ou aux temps de jeux libres accompagnés, parce que personne ne leur a expliqué qu’un « bon élève » est un enfant curieux, qui a accès à des stimulations, expérimentations, découvertes variées, dans un contexte de sécurité affective (rendu possible par un contexte social de vie).

Certain.e.s professionnel.le.s heureusement, de l’animation ou de l’enseignement, n’ont pas attendu des incitations officielles pour comprendre ce qui importe dans les relations éducatives et d’apprentissage. Je me permets de citer Frédéric Jésu et Jean Le Gal :

« (…) les apprentissages s’effectuent plus sûrement dans un environnement structuré non pas par la soumission à des contraintes abstraites, mais par le plaisir escompté des découvertes attendues- et mieux encore quand ces découvertes résultent d’activités partagées entre adultes et enfants ou au sein d’un groupe d’enfants. »

Des urgences pour une véritable justice éducative

Les acteurs de l’animation ou de l’enseignement qui se revendiquent de l’éducation populaire n’ont pas réussi jusqu’ici à se faire entendre. Il me semble que cela ne pourra se faire qu’en développant les alliances avec les parents, notamment celles et ceux qui sont confrontées à des conditions de vie difficiles (et qui sont peu souvent aux conseils d’école).

Le soutien aux communautés éducatives qui se créent localement « pour de vrai » devrait être une priorité pour des politiques éducatives locales ou nationales prenant ces sujets au sérieux. Mais le développement de ces communautés ne pourra se faire sans une prise en considération, inexistante à ce jour, des animateurs et animatrices. Aujourd’hui, même sur les temps de vacances, les organisateurs de centres de loisirs ou de séjours ne trouvent pas de personnes qualifiées en nombre suffisant. Alors que si ces métiers étaient considérés comme de « vrais métiers » on pourrait aller jusqu’à imaginer que les enseignant.e.s, sur les temps de classe, pourraient laisser la moitié de leurs élèves à ces nouvelles et nouveaux « collègues ».

Une mobilisation populaire pour l’urgence écologique ne pourra se faire sans mobilisation des classes moyennes et supérieures pour la justice éducative.

Karine ENNIFER, juin 2022

Annexe

10 exigences d’urgence pour la cause des enfants

1. Une politique publique universelle pour l’enfance assortie des stratégies les mieux ajustées aux différents contextes de vie des enfants et de leur famille.

2. L’avènement d’un grand ministère de l’enfance, chef d’orchestre, qui donne à cette politique cohérence et inscrive l’enfance parmi les politiques publiques prioritaires du pays.

3. L’institution d’un « Code de l’enfance » qui réunisse en un seul et même document l’ensemble des textes, tels que le Code de l’Action sociale et des familles, le Code de l’éducation, le Code de la Santé publique, le Code pénal, etc.

4. La réalisation d’une utopie concrète brûlante, établir et réaliser un plan Marshall pour extirper dans les années qui viennent trois millions d’enfants et leur famille de la pauvreté.

5. Le respect intégral des droits des enfants. En France, chaque enfant doit disposer, de manière effective, des mêmes droits, qu’il soit en situation de handicap, vive dans une famille pauvre, réside en France métropolitaine ou en Outre-Mer, qu’il ait la nationalité française ou pas… Il faut que cesse notamment le placement des enfants et de leurs familles ou de mineurs non accompagnés dans les centres de rétention, que soit réglée la situation des enfants et des familles à la rue ou en hébergement très précaire, que les enfants retenus dans des camps en Syrie soient rapatriés sans conditions, que la France redevienne une véritable terre d’asile pour les mineurs non accompagnés en leur accordant un accueil reposant sur une présomption de minorité.

6. Le développement et la revitalisation des services publics pour l’enfance, seul patrimoine de tous ces enfants et ces parents qui n’en ont pas… : construire un service public autour de la périnatalité et de la petite enfance, relever les services publics dans tous les secteurs de la santé et du médico-social, renforcer les services de protection de l’enfance, les services judiciaires de la jeunesse, le service public d’éducation… Leur apporter les moyens humains et les ressources financières à hauteur d’une ambition affichée, vaincre les «inégalités de destin». Redéployer un soutien massif au tissu associatif et de l’économie sociale et solidaire investi dans les domaines de l’enfance.

7. L’attribution des moyens humains et financiers pour :
– l’instauration de la gratuité des modes d’accueil, de la cantine, des temps périscolaires, des séjours de vacances collectifs et des transports, en premier lieu pour les enfants dont les familles vivent sous le seuil de pauvreté ;
– l’accès à la protection sociale, aux soins préventifs et curatifs, qui doit s’appliquer à tous sans aucune restriction et dont le champ doit être encore étendu ;
– une politique d’éducation passant notamment par le développement massif de l’accompagnement des parents et de modes d’accueil de qualité pour les jeunes enfants, par la préservation, dès la maternelle, d’une école plus humaniste à l’abri des injonctions de rapidité, de rentabilité et de conformité, par la réaffectation de moyens nécessaires au premier et au second degré, par le développement des loisirs, des pratiques artistiques vivantes et de la culture pour réduire les inégalités des enfants devant le temps libre ;
– l’accès à une société inclusive pour les enfants touchés par le handicap, c’est-à-dire une politique énergique de traduction opérationnelle des textes avec des moyens adaptés et une doctrine de l’inclusion qui assure à la fois l’accès le plus large au droit commun et préserve celui aux institutions médico-sociales lorsque le parcours le nécessite ;
– la réponse aux besoins de protection des enfants en danger qui passe notamment par des moyens humains suffisants pour les accompagner et par des places
nécessaires pour les mettre à l’abri ;

– l’urgence absolue de la prévention et de la promotion de la santé environnementale, dès la période périnatale et de la petite enfance, appuyé sur une politique globale de
préservation de notre environnement et du vivant sur terre.

8. L’investissement public sans faille et redoublé dans le champ des arts, de toutes les formes de la culture et des sciences, leviers de l’émancipation individuelle
des enfants.

9. La formation dans tous les secteurs de l’enfance d’autant de professionnels que nécessaire – formation initiale et continue, formations croisées intersectorielles –
dans le respect des cultures de métiers et de l’histoire des savoirs, en portant haut les enjeux de qualification et du travailler ensemble.

10. Le soutien au pouvoir d’agir des enfants, en premier lieu leur prise de parole, porteuse d’une expertise d’usage indispensable aux prises de décision : prise
en compte de la parole des enfants dans le cadre des décisions les concernant comme c’est le cas en justice, mais aussi promotion de tous les canaux soutenant leurs incursions dans la délibération sociétale.

***

En savoir plus

Sur le site de Télérama (en mode abonnés, donc lire ici uniquement l’introduction) :

« L’école exclut-elle les pauvres ? » Publié le 03/06/22 :

« Jean-Paul Delahaye, ancien numéro deux de l’Éducation auprès de Vincent Peillon, lance l’alerte. Il espère que le nouveau ministre Pap NDiaye saura s’emparer du chantier des inégalités.

« L’école doit cesser de privilégier les intérêts particuliers des familles favorisées. C’est le message fort lancé par Jean-Paul Delahaye, ancien conseiller spécial et DGESCO (directeur général de l’enseignement scolaire) de Vincent Peillon au ministère de l’Éducation nationale, alors que Pap Ndiaye vient d’en être nommé ministre ».

« Vous évoquez une “lutte des classes” au sein du système éducatif. Qu’entendez-vous par là ?

Regardons les choses en face : les inégalités à l’école ne nuisent pas à tout le monde. Il existe bien un clivage entre les familles dont les enfants réussissent, et qui n’ont donc pas intérêt à ce que le système change, quel que soit leur bord politique, et les parents d’origine modeste, qui auraient au contraire besoin de transformations. Les premiers ont des relais politiques à la différence des seconds. Cette lutte des classes se traduit par exemple dans le débat sur les rythmes scolaires. En 2017, le ministère de l’Éducation nationale [ndlr : le socialiste Vincent Peillon qui n’est resté aux manettes que quelques mois] avait adressé un questionnaire aux parents à ce propos.

Les couches moyennes et favorisées plébiscitaient la semaine de quatre jours car, le mercredi, leurs enfants sont au poney-club, au conservatoire ou dans une officine de soutien scolaire privée.

Quant aux familles populaires, elles affichaient une nette préférence pour la semaine de quatre jours et demi. Au lieu d’écouter ces dernières, on a le plus souvent privilégié l’intérêt particulier sur l’intérêt général. Sauf heureusement dans certaines communes qui tiennent bon, mais qui représentent une toute petite minorité, comme Paris, Avignon, ou quelques grandes villes de l’ouest de la France ».

Ndlr : La semaine de quatre jours et demie = neuf demi journées, date du décret de 2013 qui peut être aménagé par questionnaire auprès des parents et devenir la semaine de quatre jours.

Article réservé aux abonnés sur le site de Télérama.

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Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle. Le Bord de l’eau. ISBN 9782356878410. 14€

« Une partie de notre problème réside dans le fait que les dysfonctionnements de notre école qui ne parvient pas à réduire les inégalités ne nuisent pas à tout le monde ». Dans un petit livre très bien informé, Jean-Paul Delahaye, inspecteur général et ancien Dgesco, ne se limite pas à un inventaire des inégalités dans l’école française. Il aborde la question pédagogique. Surtout, il dessine un programme pour une école enfin égalitaire, une école qui prend en compte la pauvreté. « Une Ecole plus sociale et plus fraternelle est une question d’intérêt général », plaide t-il. L’égalité et la fraternité c’est , mine de rien, toujours révolutionnaire… » Sur le site du Café pédagogique.

***

Tribune du Monde du 10 août : « Le besoin est urgent de faire de l’enfance une priorité nationale »

« Face à une situation alarmante, aggravée par la crise sanitaire, un collectif de magistrats, de médecins, de responsables d’associations défend, dans une tribune au « Monde », la création d’une délégation aux droits de l’enfant à l’Assemblée nationale, afin de porter dans la durée une pensée politique globale sur l’enfance […]

« Le président de la République s’est engagé, le 20 avril, à ce que l’enfance soit au cœur de son quinquennat. Nous demandons aujourd’hui de passer de la parole aux actes. En ce sens, nous soutenons la création d’une délégation aux droits de l’enfant au sein de l’Assemblée nationale, comme demandé par les députés (socialistes, Nouvelle Union populaire écologique et sociale, Nupes) Isabelle Santiago et Boris Vallaud à la présidente de l’Assemblée nationale […]

« […] en France, au moins 50 000 mineurs sont victimes de maltraitance par an. Toujours en France, un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, 300 000 enfants bénéficient d’une mesure de protection de l’enfance, un enfant sur dix est victime de violences à l’école. Derrière ces chiffres, rappelés dans chaque rapport et étude, ce sont des vies d’enfants qu’il est question […] Lire ici sur la page du Monde. (Réservé aux abonnés).

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