Comme le souligne son auteur, Jean Foucambert, AFL (Association Française pour la lecture). Publié dans Système éducatif.
Introduction à « En sortant de l’école… – Un projet réalisé par des enfants de la rue Vitruve ». L’Ecole de la rue Vitruve, une école expérimentale dans l’enseignement public des années 70. Elle existe encore.
Si le séjour à Bedous et la « Tournée » constituent le sujet essentiel du livre des enfants, ils ne représentent qu’une brève étape à l’intérieur du « projet » lui-même. Quel projet ? […] Aussi, est-il nécessaire de consentir un détour afin de brosser les grandes lignes d’une réflexion entreprise depuis plusieurs années et pour laquelle les événements relatés loin d’être considérés comme un modèle, ont servi de supports à l’analyse et ont permis de réajuster de nouvelles actions.
S’il a été convenu de rendre compte de ces événements dans un livre, c’est en raison de la vertu qu’ils semblent recéler de provoquer des réactions, de ne pas laisser indifférent, de contraindre à des prises de position, d’engager à des retours sur soi, de favoriser certaines élucidations ; et aussi dans l’espoir d’ouvrir une confrontation plus large.
Je me suis efforcé, dans ce chapitre d’introduction, de présenter des jalons dans cette réflexion collective qui permettent au lecteur de l’explorer plus aisément et de se situer par rapport à elle. Je souhaite qu’il soit lu — malgré un ton parfois dogmatique que je n’ai pas su éviter en voulant faire court — comme le questionnement sincère de trop de certitudes et comme la recherche liée à l’obligation du pédagogue d’agir malgré tout, d’un maximum de cohérence.
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Une dynamique de recherche
Les événements relatés ici se situent dans une dynamique de recherche qui trouve son origine dans la volonté de définir des solutions pour que l’école ne défavorise plus — comme tout le monde dit aujourd’hui qu’elle le fait — les enfants des milieux populaires et que, pour le moins, elle soit en mesure d’avoir un fonctionnement moins ségrégatif.
Cette exploration a conduit à mettre en œuvre les moyens techniques qui appartiennent à l’arsenal de la pédagogie de soutien ; puis — et souvent après avoir mesuré le peu d’efficacité de telles propositions, ou parallèlement — à entreprendre une réflexion plus générale sur l’école, sur sa place dans le dispositif de reproduction sociale, sur les effets du modèle culturel que l’école prend comme norme. Voici donc les explorateurs partis à la découverte de techniques déségrégatives qui abordent, par la logique des choses, les rivages d’une contestation plus radicale.
Et c’est ce qui est fondamentalement en débat dans ce livre : leur quête d’une pédagogie que, à défaut d’autre mot, il faut bien appeler de gauche. Ce qui sous-entend qu’ils se reconnaissent de gauche sans se reconnaître dans la gauche. Ce sont des praticiens qui, partant d’une recherche pour lutter contre la ségrégation à l’école, en viennent à des positions en contradiction avec les propositions de la gauche en matière d’éducation. Il ne s’agit pas pour eux d’un itinéraire théorique mais de l’exercice d’une pratique questionnante.
***
Une position de la gauche en matière d’éducation très équivoque
En effet la gauche semble installée depuis vingt ans dans l’attente d’un changement politique et limite son action en faveur de l’école à réclamer des moyens supplémentaires. Position équivoque car facilement teintée de démagogie et de corporatisme ; position dangereuse qui risque de dispenser d’une réflexion véritable en continuant, passé un certain seuil, d’attribuer les médiocres effets de l’enseignement à l’insuffisance des moyens ; position facile aussi car qui oserait se vanter de pouvoir s’en passer ? position très révélatrice de l’absence de conceptions éducatives (l’école de gauche serait finalement l’école actuelle mais avec l’abondance en plus) et du choix non-dit de la spécialisation sociale (les progrès de l’école sont directement liés à l’augmentation du nombre des enseignants).
A ces demandes de moyens vient s’ajouter la proposition de plans d’organisation du système éducatif qui décrivent ce que la gauche ferait si elle était au pouvoir en ce qui concerne l’agencement des études, de la maternelle à l’université, en relation avec une politique générale de formation permanente. Mais force est d’avouer que ces plans, pour positifs qu’ils apparaissent, sont muets sur les rapports de l’école et du travail, sur la transformation du statut de l’enfant et de l’apprenant, sur une interrogation des pratiques éducatives actuelles et des valeurs implicites qui les fondent. Les positions éducatives de la gauche apparaissent comme des canevas généraux à mettre en œuvre après des échéances électorales : elles ne se situent jamais par rapport au présent.
Telles sont alors les questions que nos explorateurs veulent contribuer à poser à travers ce livre. Quelles sont les positions à développer aujourd’hui qui se présentent comme des moyens d’action et non comme des promesses ?
Sur ce sujet, c’est peu de dire que la gauche est silencieuse. Quelques intrépides clament qu’il faut sans attendre supprimer l’école puisqu’elle est l’instrument d’oppression de la classe dominante et prennent en cela peu de risques ; d’autres, moins nombreux encore, préconisent d’utiliser l’école comme une tribune où faire entendre la bonne parole, oubliant ainsi que l’usage du verbe endoctriner est à l’opposé de toute libération. Et l’immense majorité justifie son immobilité en affirmant qu’il est non seulement illusoire, mais dangereux de penser que l’école peut changer quelque chose.
Et si tel n’était pas l’enjeu ?
Si la nécessité d’une pratique éducative propre à la gauche résidait moins dans l’espoir de faire à travers elle une révolution que dans l’impossibilité de maintenir autrement une pensée vivante ? Ne pourrait-on, en effet, expliquer l’absence de théorie éducative de la gauche par le fait qu’elle s’est condamnée à ne pas avoir de pratique ? Si le pouvoir use ceux qui l’exercent, l’opposition menace de sclérose ceux qu’elle enferme dans l’inaction. Une théorie ne peut pas vivre dans l’attente perpétuelle de sa réalisation. La théorie meurt de ne pas être contestée par la pratique, ou plutôt, elle n’est que le questionnement de la pratique pour la transformer ; et c’est le décalage incessant et successif de la réflexion et de l’action qui, seul, conduit à l’approfondissement de la prise que l’on se donne sur le réel. « La théorie est l’ensemble des considérations qui naissent de l’interrogation et de la mise en question d’une pratique : elle dépend donc de cette pratique comme elle est liée aux efforts qui ont donné naissance à cette pratique ainsi qu’à sa mise en question. » Y. Parent (document de travail non publié). La théorie éducative de la gauche est réduite aujourd’hui à la critique du système en place et stagne désormais, s’interdisant d’agir, loin de la pensée fertile. Les enseignants de l’école de la rue Vitruve ne prétendent pas combler ce vide ; mais, en affirmant la possibilité d’une pratique et en la proposant à l’analyse, ils contribuent à créer les conditions d’une réflexion collective. Les pages qui suivent ébauchent quelques aspects des réflexions qui ont accompagné leurs témoignages. Il s’agit là d’un questionnement qu’un peu arbitrairement, pour la commodité, je présente sous trois rubriques générales qui ne sont pas chronologiques : l’interrogation de quelques dogmes ; l’ébauche de certains choix ; enfin, des remarques sur l’action présente.
***
L’interrogation de quelques dogmes
Agir ou non dans l’école
La gauche affirme couramment que ce serait une erreur de croire que l’action dans l’école peut avoir un impact au niveau de la transformation sociale espérée ; et c’est d’ailleurs avec mépris qu’une action est qualifiée de « pédagogisme ». Ceci en raison de la prépondérance d’autres facteurs : l’école ne peut prétendre changer ce qui n’est qu’un effet des rapports économiques.
On peut se demander si cette position n’est pas un contresens, et d’autant plus dramatique qu’il a pour effet de réduire la gauche à l’inaction pédagogique. C’est, en effet, une chose (vraie au regard du marxisme) de dire qu’il n’y aura pas de changement social sans transformation économique et c’est une autre chose d’en conclure qu’un combat n’est pas à mener dans l’école. Et ceci d’autant plus que l’on sait aujourd’hui que la transformation économique est bien incapable à elle seule d’opérer les changements sociaux escomptés.
Aussi, ne serait-il pas plus légitime de dire que des actions sont à opérer dans l’école, qui ne préparent pas — pas plus qu’elles ne suivent nécessairement — les changements économiques, mais qui constituent, avec tous les changements nécessaires, les ébranlements qui permettront de dire que la fin du XXe siècle a connu — ou non — une révolution ?
Ne faudrait-il pas comprendre le combat de la gauche comme le choix d’une poussée permanente dans tous les domaines ? D’où l’importance d’une pédagogie de gauche pour aujourd’hui, à la fois différente de ce que sera l’éducation après des transformations sociales profondes et différente de ce qu’est la pédagogie actuelle ; pédagogie de gauche qui ne constitue pas — loin s’en faut — la révolution mais sans laquelle même les changements économiques n’auraient aucune portée révolutionnaire.
Débat classique : faut-il attendre ? faut-il agir ? Débat ancien puisque Marx, dès 1869 (1) avait pris nettement position : « D’une part, il faut un changement des conditions sociales pour créer un système d’instruction nouveau ; d’autre part, il faut un système d’instruction déjà nouveau pour pouvoir changer les conditions sociales. En conséquence, il faut partir de la situation actuelle. »
(1) Exposé à une séance du Conseil général de l’A.I.T.. Ces citations comme les suivantes sont extraites du livre publié chez Maspéro par R. Dangeville : K. Marx, F. Engels : « Critique de l’éducation et de l’enseignement ».
Partir de la situation actuelle, cela ne signifie-t-il pas exercer une action continuelle qui ne se confond ni avec la destruction de l’école ni avec un endoctrinement ?
N’est-il pas frappant, dans ces conditions, de constater que les mouvements de recherche pédagogique qui sont, sans équivoque, de gauche (en particulier, le mouvement Freinet dont on ne dira jamais assez combien il milite « pour l’école du peuple » et le GFEN plus marqué sans doute par des origines universitaires) n’ont jamais reçu d’assentiment de la gauche ? Il faut entendre par là que ni les partis ni les syndicats n’ont demandé à leurs militants de s’engager dans les actions pédagogiques que mènent ces mouvements, ni dans d’autres d’ailleurs. Jamais ils n’ont considéré que l’engagement politique d’un enseignant devait le conduire à rechercher et à mettre en œuvre une pédagogie de gauche. Bien plus, les militants pédagogiques ont paru toujours un peu suspects aux yeux des politiques et souvent ils ont dû rassurer. Pour un peu, la mauvaise conscience serait du côté de ceux qui cherchent…
Agir, ne pas agir, la question est complexe et d’autant plus qu’elle pose le problème de la légitimité d’entreprendre des actions éducatives en divergence avec ce que l’Etat demande à ses agents d’accomplir car, c’est aussi de cela qu’il s’agit : dans quel cadre la gauche, si elle le souhaitait, pourrait-elle mettre en œuvre ses conceptions ?
Quelle école ?
La réponse est immédiate et unanime : la gauche ne connaît qu’une école, l’école publique. Pour avoir combattu les écoles privées et l’enseignement confessionnel, pour avoir puissamment contribué à généraliser l’instruction, pour avoir imposé la laïcité, la gauche s’est progressivement identifiée à l’école publique. Par nécessité de la défendre, elle a perdu son esprit critique vis-à-vis d’elle.
A voir les choses aujourd’hui, on pourrait dire que la bourgeoisie a obtenu de la gauche, en exerçant un chantage à l’enseignement privé, qu’elle lui délègue toutes les responsabilités en matière d’éducation du peuple. Hors de l’école d’État, point de salut, et au sein de l’école d’État, point de divergences. Dès lors, à quoi bon chercher une pédagogie propre à la gauche puisqu’il n’y a pas de lieu pour l’exercer tant que la révolution n’est pas faite ?
Là encore, Marx écrivait, dès 1875 (2) (à l’époque des lois Jules Ferry) : « Ce qu’il faut absolument condamner, c’est une éducation populaire par l’État. Fixer par une loi générale les ressources des écoles primaires, la qualification nécessaire au personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc. (…) c’est tout à fait autre chose que de faire de l’Etat l’éducateur du peuple ! Bien au contraire, il faut proscrire de l’école, au même titre, toute influence du gouvernement et de l’Église. »
(2) Notes marginales au Programme du Parti ouvrier allemand de Gotha.
Diable !
On peut, alors, se demander ce qui se passerait si, au lieu de mener d’infructueuses batailles contre l’aide de l’État aux écoles privées, les partis de gauche, les syndicats, les associations familiales, des groupements de quartier, profitant des facilités accordées (3), ouvraient massivement, avec le concours des enseignants de gauche, des écoles privées pour faire échapper l’éducation populaire à l’emprise de l’État.
(3) Sans compter que ce serait le moyen le plus sûr pour que l’État renonce à aider l’enseignement privé ! Tout n’est que contradiction !
Même sans aller jusque-là (et les possibilités sont vastes), une telle conception se heurte au rêve de la gauche d’une école où tous les Français se retrouveraient — comme au conseil de révision et au cimetière — dans un coude à coude fraternel qui ne doit pas manquer à la longue d’abolir les différences sociales… Car la gauche veut absolument que les enfants pauvres soient élevés comme les enfants riches. La gauche combat pour que tout le monde apprenne ce qu’apprennent et comme ont appris les bourgeois ! Le modèle à généraliser, c’est l’enfant de la bourgeoisie… Ce qui nous ramène au problème qui est probablement central et que la gauche fuit en permanence : que peut bien avoir de spécifique une éducation de gauche ?
Quelle éducation ?
Marx avait clairement pris parti (4) :« Si la bourgeoisie et l’aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants. c’est leur affaire. L’enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné à souffrir de leurs propres préjugés. Le cas de la classe ouvrière est tout différent… » Tiens ! existerait-il, sans attendre demain, une éducation de gauche meilleure que ce que la bourgeoisie conçoit pour ses propres enfants ?
« La combinaison (5) du travail productif payé avec l’éducation intellectuelle, les exercices corporels et la formation intellectuelle élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoises et aristocratiques. » Et Marx condamne l’école de l’oisiveté et de la niaiserie et n’est guère plus tendre envers la Science, l’Université et tous les enseigneurs qui ont davantage à apprendre des ouvriers que ceux-ci n’ont à apprendre d’eux. Ne pourrait-on, dans ce sens, reprocher à la gauche d’aujourd’hui d’idéaliser la Science et la Culture, perdant ainsi de vue leur dépendance avec les rapports sociaux qui leur donnent existence et qu’elles justifient en retour ? De telles critiques ne sauraient conduire à je-ne-sais-quel populisme romantique ni à l’exaltation de l’ignorance comme nouvelle arme révolutionnaire. Il est trop facile de montrer, et certains ne s’en privent pas, que de tels refus n’ont rien de libérateur. Mais telle n’est sans doute pas l’alternative : la gauche n’a pas à choisir entre l’ignorance et la transmission de la culture actuelle (dite bourgeoise) ou, ce qui revient au même, la transmission d’une culture déclarée universelle parce que des penseurs de gauche auraient réussi le tour de force de la dégager de ses origines. L’alternative n’est sans doute pas dans le choix ou dans le refus de la culture présente (personne n’a ce pouvoir) mais seulement dans le choix de la stratégie éducative : transmission ou création. Et dans ce cas, l’éducation populaire ferait le choix de la création d’un nouveau savoir à partir d’une pratique sociale qui n’est pas prise en compte aujourd’hui. Le refus de transmettre la culture présente ne signifie pas que la création se fait à partir de rien (n’est pas Dieu qui veut !) : elle se fait, à travers la pratique, en interaction avec la culture présente qu’elle ne reproduit pas mais qu’elle transforme.
(4) Instructions pour les délégués du Conseil Central provisoire à propos de diverses questions (1868)
(5) Ibid.
Pour qu’il ne subsiste aucun doute, Marx insistait sur la nécessité de concevoir l’éducation à travers la participation des enfants au travail productif. Et ceci à une époque où le travail n’était pas une réalité moins aliénante qu’aujourd’hui et où lui-même combattait pour sortir les enfants des mines et des usines. C’est dire l’importance qu’il y attachait comme moyen d’élever sans attendre les enfants de la classe ouvrière au-dessus de ceux de la classe dominante empêtrée dans ses propres préjugés.
Mais une telle conception de l’éducation — qui n’est plus transmission mais création — ne risque-t-elle pas de se heurter à l’épistémologie implicite de nombreux enseignants. Pour beaucoup d’entre eux, il est possible de séparer théorie et pratique, idées et actions ; la théorie peut s’enseigner d’abord et c’est elle qui garantit la qualité de la pratique future. L’enfant doit d’abord apprendre, il agira ensuite (6). « Apprendre dans l’oisiveté, écrira Marx, ne vaut guère mieux que d’apprendre l’oisiveté… »
(6) Qu’on ne se méprenne pas sur les méthodes actives. Elles consistent le plus souvent à faire « redécouvrir par l’enfant la théorie à partir d’une pratique que l’adulte agence à cette fin.
Je n’insiste pas davantage car il est aisé de mesurer, à travers ces trois exemples, l’ampleur des divergences : le chemin est long qui va des positions actuelles de la gauche jusqu’aux positions de celui qui l’inspire le plus communément. Qui a raison ? Que faut-il en penser ?
Le débat reste ouvert…
Peut-être simplement que le champ à explorer est beaucoup plus vaste qu’on ne le croit et que certaines « audaces » paraissent à côté bien timides.
Sans doute faut-il faire « ample » pour rester seulement à l’échelle de la réalité…
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L’ébauche de certains choix
Les événements relatés ici se situent dans une dynamique de recherche qui trouve son origine dans la volonté de définir des solutions pour que l’école ne défavorise plus — comme tout le monde dit aujourd’hui qu’elle le fait — les enfants des milieux populaires et que, pour le moins, elle soit en mesure d’avoir un fonctionnement moins ségrégatif.
Cette exploration a conduit à mettre en œuvre les moyens techniques qui appartiennent à l’arsenal de la pédagogie de soutien ; puis — et souvent après avoir mesuré le peu d’efficacité de telles propositions, ou parallèlement — à entreprendre une réflexion plus générale sur l’école, sur sa place dans le dispositif de reproduction sociale, sur les effets du modèle culturel que l’école prend comme norme. Voici donc les explorateurs partis à la découverte de techniques déségrégatives qui abordent, par la logique des choses, les rivages d’une contestation plus radicale.
Et c’est ce qui est fondamentalement en débat dans ce livre : leur quête d’une pédagogie que, à défaut d’autre mot, il faut bien appeler de gauche. Ce qui sous-entend qu’ils se reconnaissent de gauche sans se reconnaître dans la gauche. Ce sont des praticiens qui, partant d’une recherche pour lutter contre la ségrégation à l’école, en viennent à des positions en contradiction avec les propositions de la gauche en matière d’éducation. Il ne s’agit pas pour eux d’un itinéraire théorique mais de l’exercice d’une pratique questionnante.
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Une position de la gauche en matière d’éducation très équivoque
En effet la gauche semble installée depuis vingt ans dans l’attente d’un changement politique et limite son action en faveur de l’école à réclamer des moyens supplémentaires. Position équivoque car facilement teintée de démagogie et de corporatisme ; position dangereuse qui risque de dispenser d’une réflexion véritable en continuant, passé un certain seuil, d’attribuer les médiocres effets de l’enseignement à l’insuffisance des moyens ; position facile aussi car qui oserait se vanter de pouvoir s’en passer ? position très révélatrice de l’absence de conceptions éducatives (l’école de gauche serait finalement l’école actuelle mais avec l’abondance en plus) et du choix non-dit de la spécialisation sociale (les progrès de l’école sont directement liés à l’augmentation du nombre des enseignants).
A ces demandes de moyens vient s’ajouter la proposition de plans d’organisation du système éducatif qui décrivent ce que la gauche ferait si elle était au pouvoir en ce qui concerne l’agencement des études, de la maternelle à l’université, en relation avec une politique générale de formation permanente. Mais force est d’avouer que ces plans, pour positifs qu’ils apparaissent, sont muets sur les rapports de l’école et du travail, sur la transformation du statut de l’enfant et de l’apprenant, sur une interrogation des pratiques éducatives actuelles et des valeurs implicites qui les fondent. Les positions éducatives de la gauche apparaissent comme des canevas généraux à mettre en œuvre après des échéances électorales : elles ne se situent jamais par rapport au présent.
Telles sont alors les questions que nos explorateurs veulent contribuer à poser à travers ce livre. Quelles sont les positions à développer aujourd’hui qui se présentent comme des moyens d’action et non comme des promesses ?
Sur ce sujet, c’est peu de dire que la gauche est silencieuse. Quelques intrépides clament qu’il faut sans attendre supprimer l’école puisqu’elle est l’instrument d’oppression de la classe dominante et prennent en cela peu de risques ; d’autres, moins nombreux encore, préconisent d’utiliser l’école comme une tribune où faire entendre la bonne parole, oubliant ainsi que l’usage du verbe endoctriner est à l’opposé de toute libération. Et l’immense majorité justifie son immobilité en affirmant qu’il est non seulement illusoire, mais dangereux de penser que l’école peut changer quelque chose.
Et si tel n’était pas l’enjeu ?
Si la nécessité d’une pratique éducative propre à la gauche résidait moins dans l’espoir de faire à travers elle une révolution que dans l’impossibilité de maintenir autrement une pensée vivante ? Ne pourrait-on, en effet, expliquer l’absence de théorie éducative de la gauche par le fait qu’elle s’est condamnée à ne pas avoir de pratique ? Si le pouvoir use ceux qui l’exercent, l’opposition menace de sclérose ceux qu’elle enferme dans l’inaction. Une théorie ne peut pas vivre dans l’attente perpétuelle de sa réalisation. La théorie meurt de ne pas être contestée par la pratique, ou plutôt, elle n’est que le questionnement de la pratique pour la transformer ; et c’est le décalage incessant et successif de la réflexion et de l’action qui, seul, conduit à l’approfondissement de la prise que l’on se donne sur le réel. « La théorie est l’ensemble des considérations qui naissent de l’interrogation et de la mise en question d’une pratique : elle dépend donc de cette pratique comme elle est liée aux efforts qui ont donné naissance à cette pratique ainsi qu’à sa mise en question. » Y. Parent (document de travail non publié). La théorie éducative de la gauche est réduite aujourd’hui à la critique du système en place et stagne désormais, s’interdisant d’agir, loin de la pensée fertile. Les enseignants de l’école de la rue Vitruve ne prétendent pas combler ce vide ; mais, en affirmant la possibilité d’une pratique et en la proposant à l’analyse, ils contribuent à créer les conditions d’une réflexion collective. Les pages qui suivent ébauchent quelques aspects des réflexions qui ont accompagné leurs témoignages. Il s’agit là d’un questionnement qu’un peu arbitrairement, pour la commodité, je présente sous trois rubriques générales qui ne sont pas chronologiques : l’interrogation de quelques dogmes ; l’ébauche de certains choix ; enfin, des remarques sur l’action présente.
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L’interrogation de quelques dogmes
On a, en effet, l’impression que beaucoup d’enseignants de gauche vivent sur des positions qui ne sont jamais débattues et qui paraissent de ce fait comme autant de dogmes implicites. Ces conceptions reposent souvent sur une analyse socio-politique conduite à la lumière du marxisme. Or, paradoxalement, plusieurs de ces dogmes semblent en contradiction avec des prises de position de Marx lui-même, que les enseignants semblent d’ailleurs ignorer. Ce qui, soit dit en passant, n’a guère d’importance car Marx n’est pas prophète, mais ce qui révèle que les choix sont singulièrement plus complexes qu’il n’y paraît : les positions actuelles sont-elles superficielles ? Les positions de Marx sont-elles dépassées ? Il semblerait n’y avoir que des avantages à ce que la discussion reste largement ouverte. Puissent ces quelques réflexions contribuer à l’animer.
Agir ou non dans l’école
La gauche affirme couramment que ce serait une erreur de croire que l’action dans l’école peut avoir un impact au niveau de la transformation sociale espérée ; et c’est d’ailleurs avec mépris qu’une action est qualifiée de « pédagogisme ». Ceci en raison de la prépondérance d’autres facteurs : l’école ne peut prétendre changer ce qui n’est qu’un effet des rapports économiques.
On peut se demander si cette position n’est pas un contresens, et d’autant plus dramatique qu’il a pour effet de réduire la gauche à l’inaction pédagogique. C’est, en effet, une chose (vraie au regard du marxisme) de dire qu’il n’y aura pas de changement social sans transformation économique et c’est une autre chose d’en conclure qu’un combat n’est pas à mener dans l’école. Et ceci d’autant plus que l’on sait aujourd’hui que la transformation économique est bien incapable à elle seule d’opérer les changements sociaux escomptés.
Aussi, ne serait-il pas plus légitime de dire que des actions sont à opérer dans l’école, qui ne préparent pas — pas plus qu’elles ne suivent nécessairement — les changements économiques, mais qui constituent, avec tous les changements nécessaires, les ébranlements qui permettront de dire que la fin du XXe siècle a connu — ou non — une révolution ?
Ne faudrait-il pas comprendre le combat de la gauche comme le choix d’une poussée permanente dans tous les domaines ? D’où l’importance d’une pédagogie de gauche pour aujourd’hui, à la fois différente de ce que sera l’éducation après des transformations sociales profondes et différente de ce qu’est la pédagogie actuelle ; pédagogie de gauche qui ne constitue pas — loin s’en faut — la révolution mais sans laquelle même les changements économiques n’auraient aucune portée révolutionnaire.
Débat classique : faut-il attendre ? faut-il agir ? Débat ancien puisque Marx, dès 1869 (1) avait pris nettement position : « D’une part, il faut un changement des conditions sociales pour créer un système d’instruction nouveau ; d’autre part, il faut un système d’instruction déjà nouveau pour pouvoir changer les conditions sociales. En conséquence, il faut partir de la situation actuelle. »
(1) Exposé à une séance du Conseil général de l’A.I.T.. Ces citations comme les suivantes sont extraites du livre publié chez Maspéro par R. Dangeville : K. Marx, F. Engels : « Critique de l’éducation et de l’enseignement ».
Partir de la situation actuelle, cela ne signifie-t-il pas exercer une action continuelle qui ne se confond ni avec la destruction de l’école ni avec un endoctrinement ?
N’est-il pas frappant, dans ces conditions, de constater que les mouvements de recherche pédagogique qui sont, sans équivoque, de gauche (en particulier, le mouvement Freinet dont on ne dira jamais assez combien il milite « pour l’école du peuple » et le GFEN plus marqué sans doute par des origines universitaires) n’ont jamais reçu d’assentiment de la gauche ? Il faut entendre par là que ni les partis ni les syndicats n’ont demandé à leurs militants de s’engager dans les actions pédagogiques que mènent ces mouvements, ni dans d’autres d’ailleurs. Jamais ils n’ont considéré que l’engagement politique d’un enseignant devait le conduire à rechercher et à mettre en œuvre une pédagogie de gauche. Bien plus, les militants pédagogiques ont paru toujours un peu suspects aux yeux des politiques et souvent ils ont dû rassurer. Pour un peu, la mauvaise conscience serait du côté de ceux qui cherchent…
Agir, ne pas agir, la question est complexe et d’autant plus qu’elle pose le problème de la légitimité d’entreprendre des actions éducatives en divergence avec ce que l’Etat demande à ses agents d’accomplir car, c’est aussi de cela qu’il s’agit : dans quel cadre la gauche, si elle le souhaitait, pourrait-elle mettre en œuvre ses conceptions ?
Quelle école ?
La réponse est immédiate et unanime : la gauche ne connaît qu’une école, l’école publique. Pour avoir combattu les écoles privées et l’enseignement confessionnel, pour avoir puissamment contribué à généraliser l’instruction, pour avoir imposé la laïcité, la gauche s’est progressivement identifiée à l’école publique. Par nécessité de la défendre, elle a perdu son esprit critique vis-à-vis d’elle.
A voir les choses aujourd’hui, on pourrait dire que la bourgeoisie a obtenu de la gauche, en exerçant un chantage à l’enseignement privé, qu’elle lui délègue toutes les responsabilités en matière d’éducation du peuple. Hors de l’école d’État, point de salut, et au sein de l’école d’État, point de divergences. Dès lors, à quoi bon chercher une pédagogie propre à la gauche puisqu’il n’y a pas de lieu pour l’exercer tant que la révolution n’est pas faite ?
Là encore, Marx écrivait, dès 1875 (2) (à l’époque des lois Jules Ferry) : « Ce qu’il faut absolument condamner, c’est une éducation populaire par l’État. Fixer par une loi générale les ressources des écoles primaires, la qualification nécessaire au personnel enseignant, les disciplines enseignées, etc. (…) c’est tout à fait autre chose que de faire de l’Etat l’éducateur du peuple ! Bien au contraire, il faut proscrire de l’école, au même titre, toute influence du gouvernement et de l’Église. »
(2) Notes marginales au Programme du Parti ouvrier allemand de Gotha.
Diable !
On peut, alors, se demander ce qui se passerait si, au lieu de mener d’infructueuses batailles contre l’aide de l’État aux écoles privées, les partis de gauche, les syndicats, les associations familiales, des groupements de quartier, profitant des facilités accordées (3), ouvraient massivement, avec le concours des enseignants de gauche, des écoles privées pour faire échapper l’éducation populaire à l’emprise de l’État.
(3) Sans compter que ce serait le moyen le plus sûr pour que l’État renonce à aider l’enseignement privé ! Tout n’est que contradiction !
Même sans aller jusque-là (et les possibilités sont vastes), une telle conception se heurte au rêve de la gauche d’une école où tous les Français se retrouveraient — comme au conseil de révision et au cimetière — dans un coude à coude fraternel qui ne doit pas manquer à la longue d’abolir les différences sociales… Car la gauche veut absolument que les enfants pauvres soient élevés comme les enfants riches. La gauche combat pour que tout le monde apprenne ce qu’apprennent et comme ont appris les bourgeois ! Le modèle à généraliser, c’est l’enfant de la bourgeoisie… Ce qui nous ramène au problème qui est probablement central et que la gauche fuit en permanence : que peut bien avoir de spécifique une éducation de gauche ?
Quelle éducation ?
Marx avait clairement pris parti (4) :« Si la bourgeoisie et l’aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants. c’est leur affaire. L’enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné à souffrir de leurs propres préjugés. Le cas de la classe ouvrière est tout différent… » Tiens ! existerait-il, sans attendre demain, une éducation de gauche meilleure que ce que la bourgeoisie conçoit pour ses propres enfants ?
« La combinaison (5) du travail productif payé avec l’éducation intellectuelle, les exercices corporels et la formation intellectuelle élèvera la classe ouvrière bien au-dessus du niveau des classes bourgeoises et aristocratiques. » Et Marx condamne l’école de l’oisiveté et de la niaiserie et n’est guère plus tendre envers la Science, l’Université et tous les enseigneurs qui ont davantage à apprendre des ouvriers que ceux-ci n’ont à apprendre d’eux. Ne pourrait-on, dans ce sens, reprocher à la gauche d’aujourd’hui d’idéaliser la Science et la Culture, perdant ainsi de vue leur dépendance avec les rapports sociaux qui leur donnent existence et qu’elles justifient en retour ? De telles critiques ne sauraient conduire à je-ne-sais-quel populisme romantique ni à l’exaltation de l’ignorance comme nouvelle arme révolutionnaire. Il est trop facile de montrer, et certains ne s’en privent pas, que de tels refus n’ont rien de libérateur. Mais telle n’est sans doute pas l’alternative : la gauche n’a pas à choisir entre l’ignorance et la transmission de la culture actuelle (dite bourgeoise) ou, ce qui revient au même, la transmission d’une culture déclarée universelle parce que des penseurs de gauche auraient réussi le tour de force de la dégager de ses origines. L’alternative n’est sans doute pas dans le choix ou dans le refus de la culture présente (personne n’a ce pouvoir) mais seulement dans le choix de la stratégie éducative : transmission ou création. Et dans ce cas, l’éducation populaire ferait le choix de la création d’un nouveau savoir à partir d’une pratique sociale qui n’est pas prise en compte aujourd’hui. Le refus de transmettre la culture présente ne signifie pas que la création se fait à partir de rien (n’est pas Dieu qui veut !) : elle se fait, à travers la pratique, en interaction avec la culture présente qu’elle ne reproduit pas mais qu’elle transforme.
(4) Instructions pour les délégués du Conseil Central provisoire à propos de diverses questions (1868)
(5) Ibid.
Pour qu’il ne subsiste aucun doute, Marx insistait sur la nécessité de concevoir l’éducation à travers la participation des enfants au travail productif. Et ceci à une époque où le travail n’était pas une réalité moins aliénante qu’aujourd’hui et où lui-même combattait pour sortir les enfants des mines et des usines. C’est dire l’importance qu’il y attachait comme moyen d’élever sans attendre les enfants de la classe ouvrière au-dessus de ceux de la classe dominante empêtrée dans ses propres préjugés.
Mais une telle conception de l’éducation — qui n’est plus transmission mais création — ne risque-t-elle pas de se heurter à l’épistémologie implicite de nombreux enseignants. Pour beaucoup d’entre eux, il est possible de séparer théorie et pratique, idées et actions ; la théorie peut s’enseigner d’abord et c’est elle qui garantit la qualité de la pratique future. L’enfant doit d’abord apprendre, il agira ensuite (6). « Apprendre dans l’oisiveté, écrira Marx, ne vaut guère mieux que d’apprendre l’oisiveté… »
(6) Qu’on ne se méprenne pas sur les méthodes actives. Elles consistent le plus souvent à faire « redécouvrir par l’enfant la théorie à partir d’une pratique que l’adulte agence à cette fin.
Je n’insiste pas davantage car il est aisé de mesurer, à travers ces trois exemples, l’ampleur des divergences : le chemin est long qui va des positions actuelles de la gauche jusqu’aux positions de celui qui l’inspire le plus communément. Qui a raison ? Que faut-il en penser ?
Le débat reste ouvert…
Peut-être simplement que le champ à explorer est beaucoup plus vaste qu’on ne le croit et que certaines « audaces » paraissent à côté bien timides.
Sans doute faut-il faire « ample » pour rester seulement à l’échelle de la réalité…
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L’ébauche de certains choix…
.. ou plutôt révocation de certains problèmes théoriques qui surgissent dès que s’ébauche une pratique éducative différente.
L’enfant, être social
La psychosociologie qui a cours à l’école tend à présenter le jeune enfant comme un individu qui se socialise à travers les expériences qu’il vit, en particulier à la maternelle et à l’élémentaire. II faut entendre par socialisation l’expérience de la vie collective avec des enfants de même âge ainsi que de quelques règles de vie en grand groupe. La conséquence un peu rapide d’une telle proposition aboutit à considérer le jeune enfant comme un être qui n’est pas socialisé, qui est encore à l’extérieur du jeu social, renforçant ainsi l’idée qu’il n’existe à l’état « de nature » que des individus et que c’est l’éducation qui en fera des êtres sociaux.
Il faut rappeler contre cette position que l’enfant n’est pas un individu qui fait le choix d’appartenir à un groupe social ; il est immédiatement un être social, plongé dès avant sa naissance dans la totalité des rapports sociaux. C’est, d’ailleurs, ce qu’expriment des instituteurs de Vitruve à propos de la nourriture : « C’est, par définition même, par cette voie (!) que se font la formation et l’intégration sociale du consommateur. En même temps que le lait, le nourrisson va absorber l’amour ou l’indifférence de l’adulte, le respect ou non des horaires, l’obligation ou non de finir son repas… Des vécus différents vont faire qu’à six ans, les enfants de CP montrent à table des comportements très divers et parfois incompatibles. On reconnaît le craintif, l’avide, le « poli », le despote, le gâcheur, l’économe, etc. ». De manière plus lapidaire, ils affirment également que les enfants sont aussi « pourris » que nous !
Les enfants n’échappent à aucune des réalités collectives et individuelles ; les situations qu’ils vivent sont naturellement traversées par la violence, le racisme, le sexe, la justice, le travail, les inégalités, le pouvoir, les différences, etc. Leur comportement traduit la complexité des rapports sociaux auxquels ils participent et qui diffèrent d’un groupe à l’autre. Le fils d’intellectuel a de la violence une autre pratique que le fils d’O.S. immigré et chacun en construit une théorie différente. Ainsi, il n’y a pas un âge en dessous duquel l’enfant ne serait « rien qu’un individu » et à partir duquel l’éducation l’engagerait dans le corps social.
Les rapports de force ainsi que les idéologies et les pratiques qui les fondent et les expriment constituent une donnée immédiate de leur vie d’enfants et imprègnent l’existence des groupes qui se constituent, pour peu que les adultes ne leur imposent pas un modèle dominant à travers une situation scolaire conventionnelle. Lorsque la situation leur permet de ne pas feindre, leurs comportements traduisent leurs réalités sociales, et leurs rapports au sein du groupe reflètent les antagonismes sociaux.
Ecole et lutte des classes
Or, les pédagogues de gauche ont beau proclamer que l’école participe de la lutte des classes, ils ne parviennent pas à attribuer à cette affirmation une autre signification que celle qui consiste à reconnaître le rôle déterminant qu’elle joue dans la reproduction sociale. Le constater est sans doute moins important que de percevoir que ce qui se joue à l’école avec et entre les enfants, les adultes, les parents, le tissu social, exprime les valeurs, les espoirs, les conflits, toute la réalité contradictoire d’une société constituée en classes et dont les enjeux apparaissent constamment, au sein des groupes, dans les actions qui se développent, dans les interventions ou les fuites de chaque participant.
Ce qui semble étonnant dans une telle constatation, c’est de pouvoir encore s’en étonner, voire même d’en ressentir quelque culpabilité concernant l’école ; celle-ci n’a pas le pouvoir d’échapper à la règle commune ; aucune bonne intention ne saurait lui attribuer le privilège d’être un îlot d’une autre nature que celle de la société dans laquelle elle fonctionne. Il n’y a là rien que de très anodin ; ce qui l’est moins, c’est ce que l’on tire de ce constat pour l’action quotidienne.
L’école actuelle — à laquelle se rallient les pédagogues de gauche — choisit de faire comme si tout cela n’existait pas et s’organise comme un milieu de vie suspendu dans le vide. Les rumeurs de la ville sont tenues à distance ; chacun des enfants est à lui seul l’Enfant et à ce titre interchangeable avec n’importe lequel de ses camarades ; il va devoir, de la même façon, vivre la même situation, s’intéresser aux mêmes choses, acquérir à travers elles les mêmes savoirs, en faire le même usage, devenir le même adulte. L’école vise un modèle qui n’est jamais décrit, un modèle d’honnête homme social qui ressemblerait fort à ce que nous sommes, avec les défauts en moins. Cette imposition d’un modèle est tentée à travers l’étude d’un milieu reconstitué et édulcoré. L’enseignant utilise toutes les ressources de son art pour éviter les conflits entre les enfants ou entre lui et des enfants car les conflits nuisent au climat général et perturbent les conditions d’apprentissage ; ils sont en outre en contravention avec un certain nombre de valeurs humanistes, et avec la Raison qui, comme la Science, doit permettre de trouver la solution qui satisfait tout le monde.
Ce qu’il faut sans doute remarquer, c’est que tout ne devient ainsi univoque et universel qu’au prix d’une transformation de la réalité qui la vide de tout ce qui fait l’expérience sociale des enfants et particulièrement des enfants des milieux populaires. Paradoxalement, ce milieu protégé que ne vient relativiser aucune possibilité de conflit n’échappe pas à la division sociale mais il agit comme un filtre ; ou comme un philtre ? En empêchant que se confrontent les antagonismes sociaux, il incarne, par ce fait même, un seul courant ; en fuyant la réalité, il devient de l’idéologie à l’état pur, il est l’idéologie dominante et ceci quel que soit l’engagement personnel des enseignants. A la limite, peu importe le courant qui s’impose, peu importe le modèle qu’on propose, car le principe actif n’est pas dans la nature de ce qui est filtré mais dans le choix de plonger les enfants, pour des raisons éducatives, dans un milieu artificiel. Le principe actif de l’école d’aujourd’hui tient dans le choix d’une éducation par simulation, c’est-à-dire d’une éducation qui prétend agir à travers un milieu artificiel qui échappe aux caractéristiques des rapports sociaux.
Simulation ou réalité ?
La raison d’un tel choix par les pédagogues est à leur honneur : il s’agit, pensent-ils, d’armer les enfants, et particulièrement les plus démunis, pour qu’ils puissent affronter les combats de la vie et changer, s’ils le souhaitent, collectivement cette vie. Mais si armes il y a, que ne les utilisent-ils eux-mêmes ! Elles font quotidiennement l’étalage de leur impuissance : c’est sans doute qu’il n’existe pas d’armes mercenaires qu’il suffirait de s’approprier pour en faire un nouvel usage. Peu importe qui tire, c’est toujours l’ordre du canon qui triomphe. Ne vaudrait-il pas mieux permettre aux enfants de construire les outils dont ils ont besoin pour le monde d’aujourd’hui ? Mais ils ne peuvent le faire qu’au contact entier de la réalité de ce monde.
Dès lors, l’alternative paraît claire, à défaut d’être simple : ou l’éducation est simulation parce que l’être à éduquer est hors du champ social et qu’il doit s’armer avant de l’aborder ; ou l’éducation résulte de la vie réelle et des expériences sociales à travers les actions dans le milieu. Au lieu de tout occulter de la réalité sociale le temps que les enfants se forgent des armes pour la changer, une école de gauche devrait permettre à l’enfant de se développer au contact même de cette réalité. Seul, ce qui se construit en prise réelle avec le monde est susceptible de le transformer. On n’apprend pas en faisant semblant, sauf à faire semblant… C’est en vivant les antagonismes sociaux que les enfants créeront les moyens de transformer les conditions qui leur donnent naissance. L’école de gauche n’a pas à opérer de sélection idéologique dans la réalité à laquelle les enfants sont confrontés ; c’est en cela qu’elle refuse l’endoctrinement, c’est en cela qu’elle n’est pas politique, au sens habituel du mot.
C’est probablement ce qu’il faut retirer de l’insistance de Marx à demander que l’activité intellectuelle ne soit pas séparée de la production, car c’est celle-ci — lieu du travail aliéné — qui exprime, seule, la réalité des rapports sociaux, tout le reste est déjà une théorisation, un écran idéologique.
Sans doute faudrait-il élargir la notion de travail productif, même si elle continue d’englober les tâches les plus répétitives ; il faudrait l’élargir à toute activité en grandeur réelle conduite à l’intérieur du corps social par un groupe dont la production est attendue en tant que répondant à un besoin (7) et non comme une occasion d’apprendre. Le savoir est alors ce qui se crée dans l’action et à propos de l’action sur le milieu et non ce qui résulte de son étude, même si celle-ci trouve sa juste place d’être finalisée à l’action elle-même.
(7) La notion de besoin n’a rien d’austère.
Quel savoir ? Il faut accepter de ne pouvoir le décrire et s’en tenir à une remarque générale.
L’éducation est, contrairement à ce qui est souvent proposé, l’inverse d’un processus de socialisation car elle permet à l’individu de devenir à travers l’être social. Le jeune enfant n’est qu’une somme de déterminismes biologiques et sociaux ; l’éducation est la quête de sa désaliénation. Si l’homme est nécessairement un être social au niveau de l’espèce, l’individu est un être social qui le sait et qui maîtrise les liens par lesquels il s’intègre et agit dans la société. Cette désaliénation n’est possible qu’à travers l’expérience de la réalité mais il n’est pas en notre pouvoir d’en imaginer les effets.
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Remarques sur l’action présente
Je me limiterai à évoquer deux aspects liés entre eux et qui relèvent de l’action pédagogique quotidienne : le statut accordé à l’enfant et les modalités de sa prise sur le réel.
Le statut de l’enfant
ll semble nécessaire de lutter pour que se transforme le statut actuel de l’enfant qui l’enferme dans un monde à part où voisinent les choses pas sérieuses, les jeux, le droit à l’erreur, etc. Cette lutte va à rencontre de beaucoup d’initiatives généreuses qui pensent servir l’enfant en lui spécialisant un domaine, des activités, des objets, des rites…
L’école, pour sa part, ne demande pas aux enfants de faire, mais d’apprendre à faire ; non pas de travailler, mais d’apprendre à travailler. Ce qui suppose un domaine banalisé : l’éducation émarge à la rubrique des investissements sociaux. Et les enfants s’élèvent dans un univers (différent d’un milieu à l’autre, semblable à l’école) dont ils s’accommodent, d’une certaine manière, et les adultes qui aiment les enfants pensent préserver le meilleur en retardant le début de l’entrée dans « la vie sérieuse ».
C’est ce que constatent les enseignants de Vitruve à propos de l’école : « Ce lieu destiné aux enfants est une institution gérée par les adultes et dans laquelle ils n’ont aucun pouvoir de décision : ce qu’ils doivent apprendre, l’ordre dans lequel ils doivent l’apprendre, leur emploi du temps, tout est décidé en dehors d’eux. Pire : l’école n’est même pas un lieu de rencontre véritable entre les enfants. On ne leur laisse pas l’occasion de s’exprimer, de communiquer, de se connaître, de s’affronter, sauf dans la cour de récréation.
C’est le non-pouvoir des enfants sur leur vie. Entre la famille et l’école, ils sont cantonnés dans un statut de minus surprotégé et irresponsable : nourris, logés, habillés, instruits, distraits, élevés, ils n’ont qu’à se laisser faire. De toute façon, leurs maîtres et leurs parents savent ce dont ils ont besoin pour leur plus grand bien, pour devenir adultes à leur tour. En attendant d’avoir leur mot à dire, quand ils seront productifs, économiquement indépendants, ils baignent dans une douce irresponsabilité. Parasites de la société adulte qui les nourrit, les enfants n’ont pas le droit à la parole ; ni par la voix ni par le geste, ils ne sont impliqués dans l’organisation du groupe auquel ils appartiennent ; ils n’ont qu’à faire ce qu’on leur demande et dire merci.
Le seul pouvoir des enfants est celui du refus, et les armes dont ils se servent sont l’inertie, la résistance passive, la fuite, le chantage, la violence : du pipi au lit qui se prolonge à l’anorexie, en passant par le caprice, la maladie…
Nous voulions donner un certain pouvoir aux enfants, une prise sur leur vie, car nous pensions que c’est là un facteur important de libération, et dans l’immédiat, et pour plus tard. Décider, quand on a sept, huit, neuf ou dix ans, de ce que l’on va faire à l’école, s’organiser pour le faire et s’en donner les moyens est une expérience difficile à vivre qui doit obligatoirement transformer les rapports des enfants entre eux, avec leur famille et avec les autres adultes » (10)
(10) Document interne à Vitruve
N’est-il pas temps de cesser de considérer l’enfant comme un membre en préparation du corps social ? de cesser de lui faire vivre un présent conçu et organisé en fonction des exigences présumées de son futur ?
II faut affirmer que c’est en vivant sa vie actuelle, dans toutes ses dimensions et avec des partenaires également mais différemment impliqués, que l’enfant se développe ; en devenant un interlocuteur réel, en abandonnant son statut protégé et confortable, en prenant une position ouverte aux aléas de la vie.
L’enfant a déjà un rôle social en tant qu’enjeu pour l’économie dans laquelle il représente un marché considérable (11). On le reconnaît en tant que consommateur et on l’éduque d’ailleurs en ce sens. Il s’agit désormais de lui reconnaître le pouvoir d’exercer des responsabilités véritables pour ce qui le concerne au sein du corps social et d’explorer les contradictions qui y sont attachées. Il n’y a que deux moyens d’apprendre : faire semblant ou exercer des responsabilités sociales.
Cette remise en cause du statut de l’enfant, outre le fait qu’elle peut prendre une valeur exemplaire, entraîne des réactions en chaîne car la division des rôles et la division sociale du travail, donc la notion même de travail sont finalement remises en question : le temps où l’on apprend et celui où l’on agit ; le temps où l’on joue et celui où l’on produit ; le temps du loisir ; le temps du travail ; etc. Mais comment cette remise en cause peut-elle modifier ce qui se passe dans l’école ?
(11) Y compris pour les enseignants et tous ceux qui gravitent autour.
La prise sur le réel
L’école aujourd’hui présente la caractéristique de réunir les enfants en groupes socialement assez hétérogènes. Ces enfants, qui ne passent qu’une faible partie de leur temps à l’école, vivent, en dehors, des réalités souvent différentes, à travers lesquelles s’esquissent un certain nombre de représentations, de réponses, d’explications, de théories et apparaissent des questions, des contraintes, des attentes, des désaccords ; tout cela trouvant son origine dans le milieu et non dans l’école.
L’école devrait faire en sorte que les solutions individuelles et les besoins recensés individuellement cherchent dans le groupe une expression collective ainsi que l’organisation qui peut permettre leur réalisation. Cherchent, car c’est dans cet essai de prise en charge collective et dans cette tentative de réalisation vers un milieu extérieur (qu’on n’a pas agencé) que vont s’exprimer les conflits, les rapports individuels et collectifs et que vont se forger pour chacun les instruments de maîtrise d’une réalité effectivement traversée par les antagonismes et les contradictions. Les enfants apprennent à travers l’expérience d’une pratique qui n’est pas tronquée.
« En d’autres termes, écrit Yves Parent dans un document interne non publié, c’est parce qu’ils vivent dans des milieux sociaux réels que les enfants (comme les adultes) ont besoin d’agir (de réagir) pour faire connaître leurs points de vue et leurs préoccupations, pour esquisser les transformations qu’ils espèrent. »
Les enfants ont d’autres raisons d’agir que de vouloir jouer, grandir ou nous ressembler… Leur présence dans un milieu social déterminé fait apparaître un certain nombre de besoins qui s’opposent entre eux et aux divers milieux qui les font apparaître. La prise en charge de ces besoins par des groupes aboutit à des actions d’assez longue durée qui sont autant de projets sociaux de production :
- le projet est social « en ce sens qu’il baigne dans le milieu social où il trouve à la fois son origine, son application et ses conditions de réalisation en même temps que l’ensemble des conflits internes et externes qu’il faut maîtriser pour agir ». Yves Parent. Document interne non publié.
- le projet est de production « car il vise à modifier certains aspects du milieu donc à produire pour lui : interventions sur le milieu en vue de le modifier soit en réaction à des aspects dont les enfants ressentent les effets opprimants ou pour aider le tissu social à se constituer ou à revêtir des aspects différents, soit pour pénétrer dans le monde du travail en y participant ».
Ces projets sociaux de production consistent donc à passer, grâce à l’école, des solutions individuelles tolérées (débrouillardise, fuite, charme…) ou non (violence, vol, chantage,…) à des solutions collectives qui permettent de faire émerger et d’analyser les composantes sociales de toute réalité et d’apprendre en agissant par rapport à elles. Les adultes ne sont pas absents de ces situations ; ils y participent (enseignants, autres intervenants…) avec leur enthousiasme et leurs limites, sans réduire leur poids et pas nécessairement comme des alliés, souvent comme des contraintes que le groupe doit prendre en compte. La reconnaissance du droit des enfants à exercer complètement la responsabilité de leur présent, en acceptant les contradictions qui apparaissent, avec les risques de se tromper (ce dont les adultes ne se privent pas) est l’inverse de la démission et du laisser-faire.
Les adultes sont d’autant moins absents qu’on ne limite pas leur participation à celle des enseignants ; les projets impliquent souvent des équipes élargies comprenant des enfants, des enseignants et des intervenants momentanément associés vers la même production.
« C’est à partir de l’école que seront recherchés les partenaires et les alliés indispensables à l’action. Une équipe se constitue alors en fonction des besoins existants et des réactions du corps social, et chacun — enfants, enseignants, adultes non-enseignants —, devenant partenaire et co-responsable, contribue à l’organisation et à la gestion du projet. Ainsi naissent simultanément le projet et l’équipe : l’un à l’autre liés. L’équipe se constitue sur un projet et le projet prend corps lorsque l’équipe se rassemble et s’organise, lorsque les individus — enfants et adultes — acquièrent, pour un objectif donné, le statut de partenaires co-responsables. » Yves Parent. Document non publié.
Il faudrait aller jusqu’à parler de partenaires co-éduquants dans la mesure où ce qui s’apprend dans cette situation nouvelle tient autant de la création collective qu’individuelle bien que les projets ne s’ajoutent pas aux activités ordinaires de l’école mais les remplacent. C’est une prise sur le monde que l’enfant vient exercer à l’école et c’est par rapport à elle que se font les nécessaires investissements, analyses, systématisations. On peut penser que les nécessités de l’action donnent aux instruments de communication qui s’élaborent, aux outils d’investigation du réel et à leur théorisation respective des caractéristiques et une efficacité progressivement différentes de ce que l’on connaît aujourd’hui.
C’est la création de cette différence qui est importante (et sans doute qui effraie) car une école de gauche n’est pas une super-école pour les normes d’aujourd’hui, mais une autre école.
Tout cela signifie-t-il qu’il existe de nombreuses possibilités d’avancer dans cette voie ? Beaucoup plus qu’on ne le pense. II suffit d’être vigilant afin de profiter de toutes les occasions que les enfants ont d’exercer un pouvoir réel dans la cité, occasions qui sont peut-être moins octroyées que conquises. De telles activités se substituent au faire-semblant et c’est par rapport à elles que s’élaborent les multiples apprentissages.
Mais est-ce bien cela une pédagogie de rupture ? Ce long détour prépare-t-il à la lecture des témoignages des enfants et des enseignants de Vitruve ? Je souhaite déjà qu’il n’en détourne pas.
Ce qui est raconté ici n’est qu’un moment d’un effort collectif qui a conduit une expérience, de ses débuts (lors de l’introduction de clubs artisanaux oscillant entre la nostalgie du passé et les passe-temps du week-end) à des formes plus élaborées (lors de la gestion d’un restaurant de quartier ou de la fabrication de jouets pour la ludothèque d’un comité d’entreprise). Ces pratiques ont permis un itinéraire théorique que je souhaite avoir rendu sensible. Mais je crois que l’importance de ces témoignages, c’est aussi de faire apparaître les enfants et les adultes tels qu’ils sont, contradictoires, partagés entre des positions qui les engagent dans la totalité de leurs racines. Les problèmes abordés ne sont pas ceux que l’école propose d’ordinaire et la comparaison fait apparaître à quel degré de niaiserie et d’artificialisme l’a poussée son désir de créer un milieu favorable à ce qu’elle croit être l’épanouissement des enfants… Lorsqu’on mesure ce qui se traite ordinairement dans les classes, ce qui est donné en pâture à la sensibilité et à l’intelligence des enfants et qu’on le compare à la puissance de ce qui s’exprime par ailleurs, de ce qui est en débat dans les rapports que tous les enfants ont avec la réalité du monde, on se dit que cette école est exsangue. S’éduquer, c’est se confronter au tumulte de la vie ; on ne se prépare pas à la transformer dans le futile. Ce qui se remarque également dans ce témoignage, c’est l’attitude des adultes qui parviennent souvent à éviter de sombrer dans le racisme insidieux qui consiste à agir avec les enfants avec une bienveillance inaltérable sous prétexte que ce sont des enfants. Les adultes de Vitruve refusent la mièvrerie et entendent traiter de personne à personne ; des personnes différentes mais dont le présent est également important. C’est le contraire de l’enfant roi. Les adultes et les enfants cherchent à vivre ensemble en refusant de faire semblant. Ce qui conduit à être très vigilant sur les problèmes de pouvoir et sur les moyens de ce pouvoir dont on voit bien qu’ils sont sans cesse menacés par des rapports de force inégaux. Il ne suffit pas de le décréter pour que cesse la manipulation : « … il fallait les coincer pour qu’ils assument leur choix jusqu’au bout et ne se replient pas dans la fuite et le retour à l’irresponsabilité. Alors pour s’opposer au « Pouce ! c’est trop dur pour nous ; on laisse tomber ; on est des petits enfants », nous avons été contraints d’être autoritaires, volontaristes, directifs et tout et tout. Nous le savons, nous ne le cachons pas, ni à nous, ni aux autres » Document interne à Vitruve non publié.
Il faut encore signaler la place que tiennent les débats dans la vie du groupe. En évitant d’intervenir dans les conflits et de censurer certaines réactions, en participant aux conflits en tant qu’adultes, les enseignants permettent au groupe de vivre une expérience collective complète, y compris par le recours à la violence dont l’école habituelle prépare d’autant plus le triomphe futur qu’elle l’exclut totalement de l’expérience présente.
Puis le groupe s’interroge, et cette distanciation permet à la théorie d’être l’interprétation critique d’une pratique conflictuelle commune et non le cadre préétabli de cette pratique.
Mais ce témoignage ne comporte pas que des aspects positifs. Le travail de réflexion qui a suivi l’expérience relatée ici a fait ressortir les limites de ce projet de production : si la phase parisienne du cirque, la préparation de la « Tournée » ont suscité des expériences sociales authentiques, la « Tournée » proprement dite qui a suivi le séjour à Bedous a sombré dans l’indifférence. Cet échec ne se situe pas dans le fait que le cirque n’a pas procuré des ressources au groupe — un projet n’est pas sommé de réussir — mais dans le fait que le groupe n’a entrepris aucune réflexion sur son propre désintérêt et celui du public. Cet échec a permis de mieux cerner les projets qui ont été entrepris ensuite en révélant la nécessité de ne pas escamoter les phases des conflits sans lesquels le projet de production ne serait qu’un artifice.
Voilà ! Est-il encore utile de dire que ce témoignage n’est en aucune façon un modèle ? qu’on le condamne ou qu’on le loue, on aurait également tort. Il n’est qu’une étape dans un itinéraire pour explorer ce que peut être aujourd’hui une école que, sans hypocrisie, ses auteurs veulent de gauche.
Quelle place ce témoignage tiendra-t-il dans l’itinéraire du lecteur ?
Cela dépend sans doute aussi du lecteur…
Jean FOUCAMBERT, AFL (Association Française pour la lecture)
Introduction à « En sortant de l’école… – Un projet réalisé par des enfants de la rue Vitruve », Casterman, Collection E3, 1978
Jean Foucambert a été chercheur à l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP), animateur de l’Association française pour la lecture (AFL) et inspecteur à l’Education nationale. Actuellement en 2022, président de l’AFL.