Par Bernard Devanne, formateur d’enseignants, expérimentateur au sein des classes depuis les années 80. Publié dans Système éducatif.
Préambule
Il est bien difficile pour le grand public qui ne bénéficie pas d’une information contradictoire et pour les enseignants qui ne sont pas engagés dans une formation approfondie de prendre la mesure de ce qui est mis en place dans les classes depuis 2006, lorsque la droite détient le pouvoir, et concerne maintenant l’école maternelle : les contenus d’apprentissage sont présentés tels des artefacts aux élèves considérés comme des machines à apprendre. Bernard Devanne, formateur d’enseignants, expérimentateur au sein des classes depuis les années 80 et interpellateur permanent du ministère, analyse cette dérive néolibérale qui fait fi de tous les apports des grands praticiens-chercheurs depuis un siècle.
Reprise en main réactionnaire de l’Ecole maternelle
En décembre 2020, le Conseil Supérieur des Programmes (CSP) publie une « note » relative aux orientations nouvelles qu’il convient de donner à l’école maternelle. Cinq années après la parution de programmes qui ont été largement appréciés, ce coup de barre réactionnaire provoque, une fois passée la surprise, des critiques unanimes des syndicats comme des spécialistes de la maternelle. Pourtant, seuls ceux qui n’avaient pas mesuré l’ampleur de la reprise en main idéologique et politique de l’Ecole conduite depuis des années pouvaient s’étonner de la teneur des injonctions adressées, à son tour, à l’école maternelle. Il fallait pourtant s’y attendre : agir fermement sur les premières années de la scolarité était encore nécessaire pour assurer la cohérence et la solidité de l’ensemble de l’édifice — un édifice explicitement conçu pour répondre aux exigences des logiques néolibérales aujourd’hui triomphantes. N’oublions pas que Jean-Michel Blanquer, un proche du Club de l’Horloge, était directeur adjoint du ministre Gilles de Robien en 2006, puis avait bénéficié, pendant le ministère Darcos, du poste de recteur de l’académie de Créteil pour y conduire ses propres « innovations » ; rappelé au ministère sous Luc Chatel, il devenait Directeur général de l’Enseignement scolaire (DGESCO) : en un mot, après avoir conclu le second mandat Chirac par l’imposition d’une méthode syllabique pure et dure, il tirait profit du quinquennat Sarkozy pour écrire en sous-main les « programmes Darcos », puis pour les mettre en œuvre pendant le ministère Chatel.
Le projet : asservir l’école aux logiques néolibérales
Le projet poursuivi aujourd’hui était donc en chantier depuis longtemps. Enseigner le vocabulaire ? En mars 2007, Alain Bentolila avait livré au ministre De Robien un rapport qui donnait le la des pratiques aujourd’hui préconisées (les « leçons de mots », un mot nouveau chaque jour, cela ne s’oublie pas !) ; enseigner la grammaire ? Alain Bentolila encore s’était montré l’expert de référence en ce domaine, en livrant quelques mois plus tôt, en novembre 2006, un autre rapport de même inspiration. Cependant, De Robien manquait d’audace : ses programmes, applicables à la rentrée 2007, n’étaient pas suffisamment « en rupture »… Dès son arrivée au ministère, Xavier Darcos prépara donc d’autres programmes, rapidement publiés, qui seraient applicables dès la rentrée 2008 ; ces derniers n’hésitaient pas à faire table rase, de façon parfaitement assumée, de la masse des expériences et des savoirs pédagogiques accumulés jusqu’alors ; souvenez-vous : lors de la conférence de presse du 21 avril 2008, il présentait ses propres programmes en dénonçant les précédents programmes « « de gauche », ceux de 2002 : « On me dit que les programmes rédigés entre 1998 et 2002 n’avaient pas encore fait leur preuve. Comme s’il fallait encore sacrifier quelques générations scolaires de plus pour avoir l’assurance définitive de l’échec d’une certaine pensée scolaire ! Cette pensée, celle du pédagogisme, nous la connaissons bien et nous en connaissons surtout les effets… » Après l’intermède des années 2012-2017, le projet de mise sous tutelle de l’Ecole revenait donc au premier plan, et il fallait cette fois le mener à bien, ce qui supposait de la détermination — Jean-Michel Blanquer serait l’homme de la situation — et du temps devant soi — cinq années, ce ne serait pas de trop…
Pendant ces cinq années, asservir l’école aux logiques néolibérales allait conduire, notamment mais pas seulement, à imposer dans les classes des manières de faire qui, même en jouant de la dissimulation, tourneraient méthodiquement le dos à tout ce que nous savons des conditions favorisant de véritables apprentissages. Je résume en quelques points pour m’en tenir à l’essentiel :
- pour que tous les enfants, notamment les plus éloignés de l’école, puissent entrer en apprentissages, il faut que les situations proposées fassent sens pour eux, c’est-à-dire qu’elles interviennent dans un contexte qui les éclaire et que chacun puisse y accéder et s’y impliquer ; a contrario, pour que l’école néolibérale trouve sa pleine efficacité, on privilégiera autant qu’il sera possible l’artificialité des activités proposées : si tout se passe comme prévu, les enfants feront jour après jour l’expérience de l’inconsistance, de l’insignifiance, s’installeront dans l’ennui plus ou moins permanent, prélude au décrochage ;
- pour que tous les enfants, notamment les plus éloignés de l’école, puissent entrer en apprentissages, il faut qu’ils aient à résoudre des problèmes, à imaginer et mutualiser des stratégies de résolution de problèmes, c’est-à-dire qu’en même temps qu’ils apprennent, ils apprennent à apprendre ; il doivent donc être placés dans des situations ouvertes, d’une complexité telle qu’elle autorise différents cheminements cognitifs, différents types d’interactions dans une dynamique de classe exigeante ; a contrario, pour que l’école néolibérale trouve sa pleine efficacité, on privilégiera des activités repliées sur elles-mêmes, étroitement balisées, selon le dogme de l’enseignement traditionnel linéarisé ; autrement dit, plutôt que de voir en l’enfant qui entre à l’école le SUJET dynamique de ses propres apprentissages, on choisira de le réduire strictement à son statut d’élève, de façon à pouvoir en faire commodément l’OBJET d’enseignements disjoints programmés une fois pour toutes, taillés sur mesure pour donner à chaque fois des produits évaluables, discriminants, susceptibles d’entrainer des remédiations souvent médicalisées (cf. l’inflation des « dys ») ;
- et plus spécifiquement au sujet de l’accès à la langue écrite :
– pour que tous les enfants, notamment les plus éloignés de l’école, puissent construire de premiers repères efficaces, donc complexes, dans le monde des écrits, il faut rendre pour eux possible, et sans attendre, une authentique et quotidienne « vie dans les livres » afin qu’ils se construisent sujets culturels au fil des mois et des trimestres, ici sujets de culture écrite ; que leur soient donc proposées des approches quotidiennes de livres variés, avec d’autant plus d’attention et de persévérance qu’ils ne disposent de rien de tel chez eux ; a contrario, pour que l’école néolibérale trouve sa pleine efficacité, on réduira drastiquement les pratiques de classe à quelques textes que l’on didactisera jusqu’à plus soif en multipliant les exercices formels, en évitant soigneusement toute manière de faire qui pourrait ressembler aux lectures partagées quotidiennement dans les milieux socio-culturellement favorisés ;
– pour que, une fois inscrits dans la culture de l’écrit, tous les enfants puissent accéder à de premières représentations efficaces de la langue écrite, il faut qu’ils soient confrontés de bonne heure aux différentes fonctions des textes, et aux fonctionnements spécifiques de la langue dans laquelle ils s’écrivent (une recette de cuisine ne s’écrit pas dans la langue d’un conte, qui lui-même ne s’écrit pas dans la langue d’un documentaire zoologique) ; c’est à cet étage que l’articulation des activités individuelles de production de textes aux activités de lecture révèle sa redoutable efficacité en ce qu’elle permet d’expérimenter la langue complexe et multiple de l’écrit — comme je l’ai montré depuis longtemps, notamment à travers des exemples de pratiques conduites en éducation prioritaire renforcée ; a contrario, pour que l’école néolibérale trouve sa pleine efficacité, on inscrira l’exploration des textes dans les formes étroitement balisées d’une « didactique de la compréhension » suffisamment désincarnée et formalisée pour produire des résultats aisément quantifiables ; mieux, on considèrera ces textes comme de simples réservoirs de mots — enseigner le vocabulaire ! —, de structures de phrases — enseigner la grammaire ! ; mieux encore, on apprendra à se passer de tout texte, à se concentrer exclusivement sur la partie la plus abstraite de la langue, la plus hermétique, donc la plus inaccessible aux enfants à qui l’école est pourtant censée donner « priorité », en un mot la plus génératrice d’échecs : l’exploration phonologique en eaux profondes et l’hypothétique découverte d’un supposé « principe alphabétique ».
Dès les premières années de la scolarité, se prépare la division sociale du travail
C’est de cette manière que, dès les premières années de la scolarité, se prépare la division sociale du travail et se mettent en place les dispositifs d’asservissement idéologique et comportemental. Pendant ce temps, les enfants des milieux favorisés profitent pleinement de ce qui leur assurera leur statut d’héritier — héritier du savoir dans l’immédiat, plus tard héritier du pouvoir : un partage culturel quotidien et ambitieux. Aucune de ces familles n’aurait l’idée incongrue de soumettre la chère progéniture à des leçons de phonologie ou à des séquences didactiques visant à la découverte du dit principe alphabétique : d’évidence, l’exploration de la langue écrite se fera « culturellement », la plupart du temps sans heurt, et il sera même assez banal de pouvoir envisager de faire l’impasse sur la classe de CP. Ainsi que je l’écrivais en mai 2014 dans ma lettre ouverte au Président du Conseil Supérieur des Programmes (en 2014, une personnalité supposée « progressiste »), « Il y a pourtant, et cela nul ne l’ignore, toujours des enfants qui, avant le CP, apprennent à lire ‘‘on ne sait comment’’… Si, on sait comment : ce sont les héritiers, ceux qui n’ont pas besoin de l’école puisqu’ils trouvent chez eux, dès leur plus jeune âge, tout ce qu’il faut pour explorer l’écrit jusqu’à savoir lire avant l’âge de 6 ans — et parmi eux, les enfants des ‘‘spécialistes de la lecture’’, justement. Quel est donc le sens de cette campagne pour imposer une méthode qui sera excellente pour les enfants des autres… bien qu’elle ait été inutile pour les siens ? » Lire sur la page du Café pédagogique.
La caution des neurosciences
Que dire alors de la caution de quelques neuroscientifiques pour qui l’école ressemble fort à une aire de jeu ? J’avais déjà posé la question, en janvier 2018, dans ma lettre ouverte à l’actuel ministre, courrier dont voici la conclusion : « Fonder l’enseignement sur des acquis scientifiques incontestables, dites-vous ? Je n’arrive pas à concevoir par quelles mystérieuses manipulations des recherches neuroscientifiques pourraient à la fois confirmer le fait que des compétences complexes, comme la maitrise des pratiques discursives, se construisent dans la complexité des interactions en situation, par des explorations propres au sujet apprenant d’autant plus efficaces qu’il dispose d’étayages, et démontrer à l’inverse que la langue écrite — pour ne parler que d’elle — ne pourrait s’apprendre que par un enseignement décontextualisé, élémentarisé, rigoureusement progressif, hors sol en quelque sorte. Une rupture méthodologique aussi radicale pose la question centrale de l’absence de toute référence à une théorie de la construction du savoir, de tout éclairage épistémologique : les neurosciences auraient-elles acquis un tel statut monopolistique qu’elles rendraient vaine la recherche de tels appuis ? Si c’était le cas, il faudrait sans tarder faire de cela une lecture politique. » Lire sur la page du Café pédagogique : « Lettre ouverte au ministre ».
Sans tarder faire de cela une lecture politique ? On remarquera que j’ai, certes, un peu tardé… Mais les trois années passées donnent à cette lecture politique des reliefs vertigineux : par exemple, assister étape par étape à la mise en coupe réglée des pratiques enseignantes par des évaluations obligatoires, maintenant dès la petite section. Entre Club de l’Horloge et ministère de l’Education nationale, il est difficile de ne pas voir Machiavel inspirer beaucoup des dispositifs mis en place depuis 2017 : commencer par le dédoublement des classes de CP puis de CE1, afficher cet engagement fort, signe tangible d’un combat ambitieux pour la réussite des élèves les plus en difficulté, répéter à l’envi les discours volontaristes et les écrits aux intentions généreuses… et, en même temps et dans la continuité des années, installer des dispositifs qui mettent sous tutelle les pratiques de l’école jusqu’à ôter aux enseignants le moindre droit à la réflexion, à l’initiative, à la liberté pédagogique : était-il donc indispensable, pour que l’Ecole tienne le rôle que le néolibéralisme lui assigne désormais, d’aller jusqu’à retirer aux enseignants le premier de leurs droits fondamentaux, celui de l’intelligence de leur métier ?
POST SCRIPTUM
Ce texte de Bernard Devanne est d’abord paru en juin 2021 dans le numéro 154 des Actes de lecture de l’Association Française pour la lecture (AFL). Il se termine ainsi :
Au moment du bouclage de ce numéro parait un « Projet de programmes » pour l’école maternelle qui surprend par le peu de modifications qu’il apporte aux programmes de 2015 ; ces modifications, très ciblées, impliquent néanmoins des réorientations significatives des pratiques d’enseignement. En l’état actuel de la semaine scolaire concentrée sur quatre jours, la mise en œuvre de programmes aussi lourds se focalisera de fait sur les seules « nouveautés », qui sont autant d’ajustements de l’école maternelle aux orientations fermement tenues depuis quatre ans. Tactique bien rodée : le ministre joue l’apaisement par l’affichage d’une réécriture « minimaliste » et, en même temps, garde évidemment le cap qu’avait révélé la « note » du CSP de décembre. Les évaluations nationales, elles aussi soigneusement ciblées et répétées à partir de la petite section, assureront autant qu’il sera nécessaire la mise au pas des pratiques enseignantes.
Bernard Devanne, formateur d’enseignants,
expérimentateur au sein des classes depuis les années 80
et interpellateur permanent du ministère.
EN COMPLEMENT
Eveline Charmeux. « Alertez les bébés ! Le massacre des Innocents continue… » Sur son blog. Et sur notre site.
et « Une école inhumaine ». Sur son blog. Et sur notre site.
Serge Herreman. « Ci gît la maternelle » paru dans le n° 153 des AL en mars 2021. Lire ici.
Jean-Yves Séradin. « En quête de sens » paru dans le n° 153 des AL en mars 2021. Lire ici.
Laurent Carle. « L’ignorance programmée ». Lire ici.
Philippe Meirieu. « Qu’est-ce qu’un « élève-sujet » et comment l’aider à le devenir ? » Lire ici.