En quête de sens

Par Jean-Yves Séradin, ancien professeur de lettres – Association Française pour la lecture (AFL). Publié dans Savoirs émancipateurs.

Dans son livre Sur la lecture (Bibliothèque Richaudeau/Albin Michel, 1992), Jean Richaudeau écrivait :

« Et la dyslexie. Je ne traiterai pas ce sujet faute de compétence… et encore plus faute d’être d’accord avec ce mot » (p. 152). Sans doute serait-il sage de l’écouter !

Un « handicap1 » difficile à combler

Evoquer la dyslexie, c’est s’exposer à la vindicte de ceux pour qui elle constitue une aubaine professionnelle et financière. Une chasse gardée, donc. Une invitation à braconner aussi. Dans sa recherche sur la médicalisation de l’échec scolaire, le sociologue Stanislas Morel établit un constat :

« La prévalence d’un retard significatif de lecture par zone d’éducation va de 3.3% dans les secteurs privilégiés à 24.2 % dans les écoles des secteurs « défavorisés ». Par ailleurs, 68 % des faibles lecteurs sont scolarisés en zone très défavorisée, 28 % en zone modérément favorisée et 4 % en zone normalement favorisée. »2

Bernard Lahire en présentant la recherche menée sous sa direction par dix-sept sociologues, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, rappelle la totale dépendance des enfants à l’égard des adultes, le poids du capital ainsi transmis, « le fait que, contrairement aux autres espèces animales, le bébé humain est un prématuré social qui doit sa survie et son développement psychomoteur comme psycho-cognitif aux processus d’étayage (au sens de guidage) des adultes porteurs de la culture »3. L’enquête porte sur 35 enfants âgés de 5 à 6 ans, en grande section de maternelle, juste avant de subir l’enseignement du déchiffrage en CP. «Huit enfants de notre population savent lire au moment de l’enquête. Ils vivent dans des familles de classes supérieures et moyennes dotées scolairement, avec des parents diplômés du second cycle supérieur. Quatre autres enfants, également issus des classes moyennes et supérieures dotées scolairement, savent « quasi lire » et s’exercent quotidiennement à déchiffrer des mots en sollicitant l’aide de leurs parents ou de leurs aînés. »4

L’inégale réflexivité langagière et l’inégale maîtrise formelle du langage selon les classes sociales feront que les uns entreront au CP en sachant déjà lire et seront (un peu) perturbés par l’inutile enseignement du déchiffrage qui leur sera imposé, les autres subiront cette même approche qui risque bien de les abandonner au milieu du gué car l’accès au sens est si tortueux que beaucoup se perdront en chemin avant d’en avoir trouvé les clés. Pour un certain nombre d’entre eux, il sera alors fait appel au monde médical. En plein essor : « 160 orthophonistes au début des années 1960, elles (la profession est à 95 % féminine) sont près de 20 000 aujourd’hui »5. Et voilà beaucoup d’enfants, parfois jusqu’à un tiers de la classe, stigmatisés.

En 2000, Jacques Filjakow expliquait fort justement que la « dyslexie » n’est pas « autre chose qu’une hypothèse médicale pour expliquer un fait pédagogique. »6 Le plus souvent, les élèves en sérieuse difficulté dans l’apprentissage de l’écrit proviennent des classes populaires. Aussi, « le recours à l’orthophonie constitue, aujourd’hui, une réponse individualisée au handicap socioculturel que les enseignants perçoivent chez certains de leurs élèves. »7 Avant tout autre considération, la première question qui devrait se poser : qu’est-ce qui ne va pas dans l’enseignement de l’écrit à l’école pour expliquer ce fait ?

Il ne faut pas tarder car le monde médical impose ses réponses, comme le rappelait François Jarraud sur le site Le café pédagogique le 12 novembre 2019.

« « Il devient indispensable de tester, confirmer et départager ces résultats de la manière la plus complète, et la moins arbitraire possible, afin de garantir les meilleures recommandations pour les décisions pédagogiques ». Dans un avis rendu public, le Conseil consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé se mêle de pédagogie. Considérant que la psychologie et les neurosciences « produisent des résultats qui peuvent concourir à des recommandations précises sur des modalités d’enseignement », le CCNE définit la méthode expérimentale médicale comme celle à suivre pour évaluer des expérimentations pédagogiques qui vont permettre de donner des  instructions pédagogiques. C’est la dernière déclinaison du « pragmatisme » et de l’evidence based8 (éducation basée sur la preuve). Le pouvoir médical entend dicter sa loi au monde de l’éducation. »

Accéder au sens

Deuxième constat. Les élèves français éprouvent beaucoup de difficultés à devenir des pisteurs de sens. Le Ministère de l’éducation nationale le confirme sur son site. Le bilan que nous propose l’enquête PIRLS (Progress in International Reading Literacy) de 2016 sur les résultats en compréhension de l’écrit des élèves de CM1 devrait pour le moins interroger ceux qui enseignent la lecture.

« Avec un score de 511 points, la France se situe au-delà de la moyenne internationale (500 points) mais en deçà de la moyenne européenne (540 points) et celle de l’OCDE (541 points). Depuis PIRLS 2001, la performance globale française baisse progressivement à chaque évaluation. En 2016, l’écart est significatif et représente -14 points sur la période de quinze ans. Les performances basées sur la compréhension de textes informatifs baissent davantage (- 22 points) que celle des textes narratifs (- 6 points). Les processus de compréhension les plus complexes baissent davantage (- 21 points) que les plus simples (Prélever et Inférer, – 8 points). Les enseignants français sont moins nombreux que leurs collègues européens à déclarer proposer à leurs élèves chaque semaine des activités susceptibles de développer leurs stratégies et leurs compétences en compréhension de l’écrit. »

Saupoudrer ne suffira pas, c’est l’architecture de l’enseignement de l’écrit qu’il faut transformer. Que risque-t-on puisque ce qui est institué ne fonctionne pas ? Et surtout, dans ce chantier passionnant, ne pas se laisser impressionner par les disciples de Diafoirus. Le CCNE (Conseil consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé), évoqué plus haut, affirmait ainsi, avec la haute scientificité qui est la sienne, « la supériorité de la méthode syllabique sur la méthode globale ou semi-globale lors de l’apprentissage de la lecture »9. La pédagogie, comme la médecine, n’est pas une science, mais un art. « Les ressorts de notre machine sont des mystères », réplique Béralde à Argan (Le malade imaginaire III, 3), et, ajoute un personnage du roman D’Hervé Le Tellier : « Toute certitude poignarde l’intelligence »10.

Eveline Charmeux rappelle que les textes utilisés dans cette méthode « supérieure » sont constitués de textes courts et simples, « absurdes, débiles ou non », qui n’ont à dessein rien de la langue écrite, car l’objectif est de mettre en place le « mécanisme de base » aux dépens de la recherche de sens. Ne faudrait-il pas d’abord permettre aux élèves de rencontrer les différentes fonctions du langage écrit ?

Eveline Charmeux : Or, « on fait […] fonctionner un mécanisme qui se suffit à lui-même, et d’où sont exclus toute exigence de sens, tout raisonnement et bien sûr tout esprit critique, et si le maître exige la compréhension de ce qui est oralisé, c’est par une docilité supplémentaire qu’on va le satisfaire, non par compréhension profonde de ce qu’est lire.

On assiste en fait à un véritable détournement de la fonction de la lecture : au lieu d’être un moyen de trouver réponses et informations nécessitées par telle ou telle situation, elle devient un but en soi, une activité vide – qui, pour l’immense majorité des enfants, ne deviendra jamais autre chose. […]

Le fait qu’aucun raisonnement explicité ne participe à l’élaboration du sens déshabitue l’enfant d’y avoir recours. Il conserve en face des textes écrits un comportement passif, se contentant d’un sens approximatif et superficiel. Il devient de moins en moins capable d’aller « au devant » du texte. L’activité d’inférence, fondamentalement nécessaire dès que le vocabulaire ou la syntaxe sortent des habitudes langagières, et plus encore devant le non-dit (littéraire ou non), cette activité d’inférence qui consiste à construire le sens de ce qui n’est pas dit – ou mal connu – devient impossible. »11

Est-il si compliqué d’éveiller la curiosité de l’enfant vers la chose écrite ? Lui lire des histoires, bien sûr. Lire en silence devant lui dès que c’est possible. Lui donner des livres à manipuler. Créer un environnement qui soit une invitation au questionnement d’où l’importance de disposer de BCD opérationnelles. Lui laisser trouver des points d’appui, en l’accompagnant certes, mais en lui laissant la joie de la découverte, en croyant dans la force heuristique de l’interrogation, donc ne pas lui fournir au préalable un code de déchiffrage qu’il doit acquérir en subissant des exercices inutiles si l’objectif est de former un lecteur. S’il le devient, ce sera parce qu’il aura trouvé une autre voie.

Pendant des siècles, il fut interdit aux esclaves afro-américains d’apprendre à lire et s’ils s’y essayaient, ils risquaient leur vie. Thomas Johnson (1836-1921), l’un d’entre eux, a d’abord volé une Bible.

« Comme son maître faisait chaque soir la lecture d’un chapitre du Nouveau Testament, Johnson le persuadait de relire un même chapitre plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que, le connaissant par cœur, il pût en reconnaître les mots sur la page imprimée. »12 C’est ainsi qu’il devint lecteur. Manguel Alberto, 1998. Une histoire de la lecture

L’apprentissage de l’écrit est un processus long et complexe, il faut prendre du temps, d’abord, pour aider l’enfant à chercher les bonnes prises. Le placer ainsi devant un texte, comme Jean-François Champollion face à la pierre de Rosette, en partant de ce qu’il sait sur l’écrit, de ce qu’il préjuge, de ce qu’il imagine, et se servir de l’intelligence collective de la classe. En faire des élèves-chercheurs pour leur permettre de trouver et d’acquérir les moyens de s’approprier un texte, et ensuite de prendre part à l’appropriation des autres, d’amorcer ainsi leur élan lectoral. Faire donc confiance à la capacité de réflexion de l’enfant, à l’opposé de ce que prônent les textes officiels dont voici un extrait édifiant :

« Un manuel qui ne donne à lire que des textes entièrement déchiffrables prend au sérieux le fait que lire, c’est chercher du sens aux textes lus de façon autonome. Cette autonomie est décisive : elle est au cœur de la motivation du jeune lecteur, fier de s’approprier les compétences de la lecture, et elle encourage son désir de s’emparer par lui-même de la culture de l’écrit. »13

Plus grave, l’enseignement préalable d’un code risque de lui faire penser que l’écrit, ce ne sont que des paroles étalées sur du papier, ce que le linguiste anglais Roy Harris a réfuté dans The Origin of Writing (Duckworth 1986) : « l’écriture n’est pas un écho graphique de la parole », mais un système de représentation des idées possédant sa propre autonomie. Des écrivains des XVIe et XVIIe siècles l’avaient déjà tellement compris qu’ils s’efforçaient de « rendre la voix plus manifestement présente dans le texte écrit et imprimé », comme le rappelle Roger Chartier14.

Cyrano de Bergerac imaginait même des habitants de la Lune qui disposeraient de livres parlants !

« Pourquoi, écrit Chartier, les jeunes habitants de la Lune sont-ils plus savants que les terriens ? Accompagné par le démon de Socrate au cours de ses pérégrinations dans le monde lunaire, Dyrcona découvre la réponse lorsque son guide, avant de le quitter, lui fait présent de deux livres. Ceux-ci n’ont rien de familier : ils ne sont composés ni de cahiers ni de feuillets, ils ne sont pas écrits avec les lettres de l’alphabet, ils tiennent tout entiers dans de minuscules boîtes qui ont la taille d’un diamant ou d’une grosse perle. Grâce à des ressorts semblables à ceux d’une horloge, ces livres miraculeux sont des livres sonores, faits pour l’oreille et non pour l’œil. Après avoir remonté leur mécanisme et placé l’aiguille sur le chapitre désiré, les « lecteurs » de l’Autre Monde peuvent écouter leurs livres parlants. […]

A preuve de cette quête, qui entend rendre la voix plus manifestement présente dans le texte écrit et imprimé, le détournement des signes de ponctuation séparés de leur signification ordinaire et transformés en notation musicale, comme le sont le point d’exclamation chez Ronsard ou le point d’interrogation chez Racine. »15

De plus, l’élève risque de ne pas s’intéresser à la tabularité de la page, à ce qui est visible et fait sens. Les parcours de lecture peuvent être multiples. Pensons à une page de journal.

Marie-Laure Florea : « Un texte est en effet traversé par de nombreuses discontinuités qui viennent segmenter le fil linéaire de la lecture : ces discontinuités peuvent être marginales (en cela qu’elles affectent un texte qui se lit majoritairement dans un ordre linéaire déterminé) : il s’agit du titre, du nom d’auteur, des notes, du sommaire… Elles peuvent aussi être constitutives de la textualité, dès lors qu’elles affectent la structure du corps du texte lui-même, qui se trouve subdivisé en plusieurs modules textuels. »16

Introduire, accompagner, stimuler l’enfant dans l’exploration de « l’espace du livre », l’aider à en saisir la matérialité, apparaît essentiel. En faire un pisteur de sens. Henri Maldiney, 2014. L’espace du livre

« Qu’il s’agisse d’écriture, de peinture ou d’enluminure, affirme Maldiney, la donnée première, fondamentale, est la page. Aujourd’hui comme hier. »17 Et celle-ci est d’abord une page blanche, angoissante parfois, où le texte sera travaillé comme un matériau visuel.

Dans Par les routes (Gallimard, L’Arbalète, 2019), Sacha, le narrateur du roman de Sylvain Prudhomme, est écrivain. A quarante ans, il éprouve le besoin de se reprendre pour écrire le texte qui se dérobe. Le calme, la concentration, l’ascèse, il espère les trouver à V., petite ville du Sud-Ouest où il s’installe. Il rêve « d’un livre qui viendrait d’un coup » (p.11).

« J’ai voulu composer de grands panneaux muraux. De purs panneaux de texte qui soient comme du temps écrasé, condensé, cristallisé. Des tranches de temps qu’on puisse embrasser d’un coup d’œil.

Je suis allé acheter des toiles. J’ai commencé à les enduire de blanc. J’ai pris un pinceau plus fin, je l’ai trempé dans un petit pot de peinture jaune vif, lumineux comme du pollen. Sur le blanc d’une toile je me suis mis à recopier le début de mon texte. J’ai tracé une ligne entière, puis une autre. J’ai vu le rectangle commencer à se couvrir de doré dans sa partie supérieure.

Au bout de trois jours j’ai terminé le premier panneau. Je l’ai accroché au milieu du salon. J’ai fait quelques pas en arrière pour prendre du recul. J’ai essayé d’allumer, puis d’éteindre, de l’accrocher à un autre mur, mieux éclairé par a lumière du jour. J’ai cherché le meilleur angle pour l’observer » (Par les routes, p. 59).

La page est d’abord un espace à voir, où le blanc doit être aussi questionné. Eveline Charmeux, lors d’un débat18 avec Bernard Friot et Philippe Meirieu, le 16 décembre 2020, rappelait la nécessité de coller sur les murs des classes de maternelles des textes plutôt que l’alphabet. La page est aussi un espace à parcourir. Après le défrichage, où l’enfant est aidé à se remémorer ses connaissances et à les utiliser, créer les conditions du déchiffrement, au sens de l’agent secret qui brise un code.

La chercheuse canadienne Brenna Beverley, dans une étude descriptive19, a analysé les procédures de lecture adoptées par cinq enfants de quatre à six ans qui savaient lire couramment avant d’entrer dans la classe qui correspond à notre CP. Elle a constaté que ces enfants préféraient utiliser des stratégies qui garantissaient une lecture significative. Ces lecteurs précoces avaient eu besoin qu’on leur présente la lecture comme un processus de résolution de problèmes.

Brenna avait interrogé les proches de ces enfants. 

«  On peut établir un lien entre les stratégies des enfants et les conseils donnés par les intervenants : en cas de problèmes, certains mettent l’accent sur l’oralisation, d’autres, sur la relecture du texte qui précède pour dégager un contexte significatif, d’autres encore suggèrent de passer outre les mots non familiers pour aller chercher le sens général de l’histoire. »20

Les mots seront les petits « cailloux blancs » (Michel de Certeau) dans la forêt du texte. Jean Foucambert file aussi la même métaphore :

« Il faudrait expliquer aux enfants que, quand on écrit, on ne code pas le son, mais on facilite le travail de celui qui va lire en lui donnant le plus d’informations possibles. Si à l’oral dans la phrase « les petits garçons jouent dans la cour » on entend une seule marque de pluriel, « les », à l’écrit on en ajoute trois (s, s, ent). Cela permet au lecteur de prendre ses marques, ce sont autant de petits cailloux qu’on laisse sur le chemin pour le guider (et renforcer la signification). »1

Dans le parcours initiatique qui mène aux textes, l’enfant devra lui-aussi réfléchir, anticiper, avoir des intuitions, faire preuve d’une certaine ruse, mais au contraire de Poucet, il ne s’agira pas de retrouver un chemin balisé pour revenir en arrière, mais d’en tracer un nouveau, en s’aventurant dans un environnement qui demeure encore mystérieux, celui de l’écrit. Le déclic de la lecture constitue pour chaque enfant à qui il est permis de le vivre une conquête singulière. Celle de Luce, personnage d’un roman de Jeanne Benameur, apparaît inspirante. La romancière a enseigné l’écrit dans l’Education nationale et animé des ateliers d’écriture dans les prisons et les usines.

Dans Les Demeurées, trois personnages : Luce, l’enfant, sa mère, La Varienne, « l’idiote du village », et mademoiselle Solange, l’institutrice à l’ardeur pédagogique inaltérable.

Elle « soupçonne qu’au fond de la tête de cette enfant se niche une dureté têtue, une obstination qu’il s’agirait de vaincre. Luce n’apprend rien. Luce ne retient rien. Elle fait montre d’une faculté d’oubli très rare : un don d’ignorance. »22

La fillette pressent que franchir le seuil du monde que lui ouvre l’institutrice implique un prix à payer. Le défi de l’école est d’ailleurs d’aider l’élève à s’aventurer sans se perdre.

Texte et tissu possèdent la même étymologie. L’autrice va en jouer.

« C’est le point de croix qui anime les doigts de Luce.

A croiser le fil, régulièrement, sur un si petit espace, elle trouve une étrange paix. Voir peu à peu une forme qui se dessine, venue de toutes les minuscules croix colorées, l’entraîne loin, bien au-delà de la maison.

Elle rêve.

Peu à peu elle entre dans l’alphabet.

C’est un lent voyage.

Les lettres s’arriment à son aiguille et elle tire les fils de couleurs. […]

Elle rêve.

Les leçons de Mademoiselle Solange sont des drôles de pays restés dans la tête.

Les mots ont beau avoir été lancés de toutes ses forces jusqu’en haut des arbres. Les mots ont beau avoir été piétinés sur le chemin, ils sont là. Ils ont fait leur nid dans sa tête.

Maintenant ils reviennent, furtivement appelés par le fil et l’aiguille. 

Ils sont là. […]

Les mots dans la tête de Luce sont silencieux. Ils ne s’échappent pas. Ils vivent tout seuls, ne font pas mal.

Luce s’étonne du secret.

C’est tout un monde qui respire sans apparaître. »23

Des fixations oculaires perturbées ?

Troisième constat. La maîtrise de la lecture, et cela a souvent été rappelé dans Les Actes de lecture, dépend de l’ampleur de l’empan de lecture, du nombre de signes que l’œil saisit au cours d’une fixation lors du balayage visuel d’un texte. Le logiciel ELSA permet d’y travailler.

« Un champ perceptif restreint […], écrit Eveline Charmeux, ne permet qu’une exploration hachée et décousue où chaque détail n’est perçu qu’une fois pour être oublié presqu’aussitôt, rendant nécessaires les retours en arrière à la fois rebutants et inefficaces. Or, l’habitude d’oraliser en lisant a pour effet de restreindre le champ perceptif en le limitant à ce qu’on peut prononcer, il est difficile d’imaginer un résultat plus contraire à celui qui est attendu. »24

A l’opposé, avec un empan étendu, à chaque fixation, l’œil englobe des mots entiers et même des membres de phrases renvoyant à un sens précis, comme le feraient des idéogrammes. Non seulement, on lit vite, mais aussi, on comprend mieux. Toute simplification orthographique risque alors de perturber cette faculté car, comme l’indique Jean Foucambert, qui préférerait deux r à chariot qu’un seul à charrette,

« si on nettoie l’écrit de toutes les marques dites superflues pour ne laisser qu’une structure orale phonétiquement transcodée, on rend la lecture encore plus difficile. »25

Si l’étendue de l’empan dépend de l’enseignement et de la pratique de la lecture, se pourrait-il que la perception visuelle connaisse des accrocs d’ordre physique hors, bien sûr, des problèmes pathologiques26 ? Les difficultés en lecture sont parfois attribuées à l’inversion des lettres. Cela, comme il l’a été indiqué plus haut, est plus complexe, mais la découverte de deux physiciens de l’université Rennes I Albert Le Floch et Guy Ropars pourrait ôter un écueil sur les chemins qui mènent aux textes. Ils ont reçu le 15 décembre 2020 le prix de l’Académie de médecine. En 2017, ils avaient publié dans la revue The Royal Society27 un article sur le « cafouillage » (ce n’est pas leur mot) de l’œil lorsque ce dernier, lors de la lecture, crée des images-miroirs, b et d par exemple.

La presse a ainsi rapporté leur découverte :

« Des physiciens de Rennes 1 ont percé le mystère de la dyslexie » Ouest-France le 17 octobre 2017 ; « la dyslexie nichée au fond des yeux » Le Monde le 19 octobre 2017 ; « Une étude controversée sur l’origine de la dyslexie » La Croix le 20 octobre 2017 ; « Dyslexie : et si ça venait des yeux » Sciences Humaines de Février 2018…

Après tant d’articles, de livres sur la dyslexie, pourquoi s’arrêter sur ceux-là ?

D’abord, les deux chercheurs sont des physiciens qui n’ont jamais travaillé sur la « dyslexie » et ils ont pris la question, si on ose dire, avec un œil neuf. Ils sont d’ailleurs l’objet de féroces critiques de tous ceux qui prospèrent à cause de la médicalisation de l’échec scolaire. Ensuite et surtout, parce que leur approche fait écho au récit d’un instituteur compagnon de Freinet, Paul Le Bohec, dont la pédagogie a déjà été longuement évoquée dans Les Actes de lecture (n°112 de décembre 2010, « La dyslexie, un problème pédagogique ? »). Sa « découverte » n’était pas étayée comme celle des physiciens et l’explication différait, mais l’intuition était la même.

Nous sommes dans les années cinquante.

« En fin de premier trimestre de CP, je découvre un jour que l’un de mes autres petits semble atteint de dyslexie (au sens ordinaire du mot : inversion de lettres : réfot pour forêt et confusion de sourdes et de sonores : félo pour vélo et gorpeau pour corbeau). C’est une maladie scolaire qu’on vient de découvrir. Jusque là, je ne m’étais pas senti concerné, mais voilà que je constate que mon Rémi en présente également les symptômes (Paul Le Bohec ne dira jamais à l’enfant qu’il est dyslexique). Sur le plan de la lecture, il n’avait pas particulièrement attiré mon attention. Il est vrai qu’il lisait au sens sur des textes familiers puisque c’étaient ceux de la classe. Mais ses textes, de plus en plus nombreux, me mettent nécessairement la puce à l’oreille. Je m’aperçois que si son décodage est suffisamment maîtrisé pour ne pas créer de difficultés, son encodage laisse intensément à désirer (Jean Foucambert ajouterait que les mots s’écrivent comme on les voit). C’est un peu ce que disait Freinet : « On sait lire quand on sait écrire ». »28

Trente-six ans après, Paul Le Bohec retrouvait Rémi à qui il venait d’expédier son livre, avec tous ses textes, écrits du CP au CE2, puisque il enseignait dans une classe multi-niveaux et gardait le même groupe trois années de suite.

« Rémi n’en revenait pas de voir où il en était au commencement de ses écritures. Il n’en croyait pas ses yeux. « Comment j’ai pu n’en être que là, à ce moment-là ? – C’est simple : tu étais gaucher de l’œil. Tu dois d’ailleurs l’être encore. » Je prends une feuille blanche, j’y perce un trou et je lui demande de regarder une punaise sur le mur en regardant par le trou et en tenant la feuille à bout de bras. Et lorsqu’il la rapproche lentement de son visage, on s’aperçoit qu’il regarde par son œil gauche. Il s’agit donc bien, en la circonstance, d’une question de latéralité. J’en ai eu d’ailleurs la preuve : j’ai demandé à mes dix CE 2 de copier, avec la main gauche, une phrase de cinq mots écrite au tableau. Et deux enfants sur les dix ont inversé les lettres ! Le sens naturel des gauchers est de lire de droite à gauche. Mais, généralement, cela ne les gêne pas quand ils lisent parce qu’ils s’appuient sur le sens et saisissent globalement les mots. Mais lorsqu’ils écrivent, finie la globalité, il faut construire le mot lettre par lettre. Et l’enfant gaucher n’écrira correctement que lorsqu’il acceptera de prendre le pli de lire faux à son sens, c’est-à-dire à l’opposé de sa tendance naturelle. […]

Rémi m’a apporté des renseignements importants sur son aventure littéraire. Et, tout particulièrement, il a beaucoup insisté sur le fait qu’il n’a jamais su qu’il était handicapé. Pour maîtriser l’orthographe, parce qu’il s’agit aussi de cela, l’enfant doit disposer d’une tranquillité et même d’une grande sérénité. Malheureusement, jamais comme maintenant, l’angoisse n’a été aussi généralisée. « Vous ne savez pas : mon fils (votre fils) est malade, il est atteint de dyslexie. » Dès la première petite incertitude, et même avant, on est souvent prêt à tout mettre en branle : psychologues, rééducateurs, orthophonistes… alors qu’il ne s’agit souvent que d’une dysorthographie momentanée qu’il ne faut surtout pas rendre chronique par excès d’inquiétude. Hélas, la sagesse ne règne pas. Pourtant est-ce bien censé et conforme à la nature de choses de se centrer hystériquement sur la forme alors qu’elle est toujours liée au fond ? »29

Les deux physiciens rennais ont travaillé sur une population de 60 étudiants, 30 dits dyslexiques, 30 qui ne connaissaient pas de difficultés. Comment expliquent-ils les accrocs que l’œil peut connaître lors du balayage visuel d’un texte ?

« Notre rétine comporte une mosaïque de photorécepteurs composés de bâtonnets et de cônes. Pour détecter toutes les couleurs, il y a trois sortes de cônes, comme dans un poste de télévision : les bleus, les verts et les rouges », expliquait Guy Ropars au Monde en 2017. « La fovéa est une petite dépression au centre de la rétine où les cônes sont les plus nombreux et les plus fins ».

A cet endroit, on trouve un minuscule trou sans cônes bleus, le centroïde de la tache de Maxwell, celui-ci étant un physicien du XIXe siècle. Cette zone sans cônes bleus possède une forme ronde d’un côté, celui de l’œil directeur, à l’inverse, dans l’autre œil, une forme en « patate », irrégulière. Chez les personnes qu’ils définissent comme dyslexiques, la symétrie est parfaite, deux formes rondes, deux yeux directeurs qui interfèrent, d’où les images-miroirs. Donc, un brouillage des informations envoyées au cerveau. Pour corriger, une petite lampe suffit. Une lampe stroboscopique à LED envoyant des flashs lumineux à une certaine fréquence pour effacer l’image miroir.

Si la découverte des deux physiciens se confirme, cela fera gagner du temps à nombre d’enfants embarqués dans des rééducations sans fin et souvent sans profit, du moins pour eux, et de l’argent à la Sécurité sociale, mais elle ne constituera pas le remède miracle qui gommera les difficultés d’apprentissage de trop d’enfants qui ne deviendront jamais des lecteurs. Aussi est-il important que les enseignants reprennent la main dans la pédagogie de la lecture, sans s’en laisser compter, comme l’instituteur évoqué plus haut.

Jean-Yves Séradin

Ancien professeur de lettres – Association Française pour la lecture (AFL)

Article des Actes de Lecture N° 153 de mars 2021

1 Au sens hippique du mot.

2 Morel Stanislas, 2014. La médicalisation de l’échec scolaire, La Dispute, p. 132.

3 Lahire Bernard (sous la direction de), 2019. Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, p. 24.

4 Id. p. 1062.

5 Morel, p. 88.

6 Cité par Eveline Charmeux dans Lire ou déchiffrer ? L’apprentissage de la lecture en questions, ESF, 2013, p. 105.

7 Morel, p. 92.

8 François Jarraud revient sur le programme américain cité par Denis Meuret, Evidence Based Literacy Instruction (EBLI). « Evalué par B. Jacob en 2017, ce programme basé sur une littérature scientifique et des méthodes « prouvées » s’est révélé très décevant. B. jacob n’observe aucune différence entre les compétences en lecture des élèves ayant bénéficié du programme et les autres alors même que les enseignants étaient incités à l’efficacité par des évaluations rigoureuses accompagnées de promotions ou de sanctions. Ce que montre ce travail comme d’autres avant lui, c’est l’inefficacité de ces démarches. » (Le café pédagogique le 12 novembre 2019).

9 François Jarraud sur le site Le café pédagogique le 12 novembre 2019.

10 C’est l’écrivain Victor Miesel, un personnage du roman D’Hervé Le Tellier qui écrit cet aphorisme (L’anomalie, Gallimard, 2020, p. 80).

11 Charmeux Eveline, 2014. Lire ou déchiffrer ? L’apprentissage de la lecture en questions, ESF, p. 71-72.

12 Manguel Alberto, 1998. Une histoire de la lecture, Actes Sud, p. 331.

13 Ministère de l’Education et de la jeunesse, 2019. Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP. Un guide fondé sur l’état de la recherche, p. 49.

14 Chartier Roger, 2005. Inscrire ou effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle) Gallimard/Seuil, p. 101.

15 Id. p. 101-103.

16 Marie-Laure Florea, « Tabularité : des textes aux corpus », Corpus [En ligne], 8 | 2009, mis en ligne le 27 mai 2011, consulté le 04 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/corpus/1792 ; DOI : https://doi.org/10.4000/corpus.1792

17 Maldiney Henri, 2014. L’espace du livre, Cerf, p. 19.

18 « Faut-il que les enfants aiment lire ? » https://youtu.be/sG3YEjj6tj0 

19 Brenna Beverley A., 1995. « The metacognitive reading strategies of five early readers », Journal of research in readers, n°18 (I), p. 53-62.

20 Commission européenne, 1999. L’enseignement initial de la lecture dans l’Union européenne. Education, Formation, Jeunesse. Etudes, p. 22.

21 Foucambert Jean, 1990. « L’écrit un instrument de désaliénation » dans Lecture, Adapt/SNES, p. 53-59, p. 57.

22 Benameur Jeanne, 2002 (1ère éd. 2000). Les Demeurées, Folio, p. 34.

23 Id. p. 67-69.

24 Charmeux Eveline, 2014. Lire ou déchiffrer ? L’apprentissage de la lecture en questions, ESF, p. 72.

25 Foucambert Jean, 1990. « L’écrit un instrument de désaliénation » dans Lecture, Adapt/SNES, p. 53-59, p. 57.

26 Les récits de ceux qui ont réussi à les surmonter ne manquent pas d’intérêt. Helen Keller, sourde, muette, aveugle nous raconte une expérience d’apprentissage de la lecture passionnante qu’elle vit avec une préceptrice d’exception : Anne Mansfield Sullivan.

« Nous descendîmes le sentier qui menait au puits, attirées par le parfum épandu dans l’air ambiant par le chèvrefeuille qui formait un dôme au-dessus du puits. Quelqu’un était précisément occupé à tirer de l’eau, et mon institutrice me plaça la main sous le jet du seau qu’on vidait. Tandis que je goûtais la sensation de cette eau fraîche, miss Sullivan traça dans ma main restée libre le mot eau, d’abord lentement, puis plus vite. Je restais immobile, toute mon attention concentrée sur les mouvements de ses doigts. Soudain il me vint un souvenir imprécis comme de quelque chose depuis longtemps oublié et, d’un seul coup, le mystère du langage me fut révélé. Je savais, maintenant, que e-a-u désignait ce quelque chose de frais qui coulait sur ma main. Ce mot avait une vie, il faisait la lumière dans mon esprit qu’il libérait en l’emplissant de joie et d’espérance. »

Keller Helen, 2001 (1ère éd. 1904). Sourde, muette, aveugle. Histoire de ma vie, Petite Bibliothèque Payot, p. 37-38.

Dans Une histoire de la lecture (Actes Sud, 1998), Alberto Manguel explique que les aveugles apprennent à lire en sentant le mot entier qu’ils connaissent déjà plutôt qu’en les déchiffrant lettre à lettre.

27 « Left-right asymmetry of the Maxwell spot centroids in adults without and with dyslexia », Proceedings of the Royal Society B, vol. CCLXXXIV, n° 1865, 25 octobre 2017.

28 Le Bohec Paul, 2008. L’école réparatrice de destins ? Sur les pas de la méthode Freinet, L’Harmattan, p. 113.

29 Id. p. 121-122.

Une réflexion au sujet de « En quête de sens »

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