Par Jean-Yves Séradin, Association Française pour la Lecture (AFL). Publié dans « Savoirs émancipateurs »
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Sur le site AOC, le 1er novembre 2018, la philosophe Irène Pereira revenait sur le projet éducatif du nouveau président brésilien Jair Bolsonaro : « Extirper la philosophie de Paulo Freire des écoles. Interdit pendant la dictature, Freire est accusé d’avoir porté avant le coup d’état de 1964 une politique en faveur de l’alphabétisation et du développement en classe d’une conscience critique. Il est surtout porteur d’une lutte contre les discriminations insupportable à l’extrême droite désormais au pouvoir. »
Freire, mort en 1997, fait donc peur. Sous la dictature, il avait été emprisonné. En août 2018, l’actuel président avait annoncé qu’il allait « entrer dans le ministère de l’Education avec un lance-flamme et sortir Paulo Freire de là-dedans. »1 Déjà avant l’élection, un
mouvement conservateur, l’Ecole sans parti voulait empêcher les enseignants de faire référence à son œuvre.
Pourquoi craignent-ils tous sa pensée ?
Les ouvrages de Freire, citons « la Pédagogie des opprimés » suivi de « Conscientisation et Révolution », Maspero, 1980 puis La Découverte 2001, et « Pédagogie de l’autonomie », Erès, 2006, s’appuient sur des expériences qu’il a menées, puis théorisées. Au Brésil d’abord, mais aussi celles vécues pendant ses intenses activités internationales, lors de seize années d’exil, particulièrement dans les pays africains de langue portugaise, auxquelles il faudrait ajouter tout ce qu’il a initié et organisé dans son engagement politique lors du retour au Brésil.
Un de ses amis, Ivan Illich, qui avait d’ailleurs œuvré pour le sortir du cachot (1.70 mètre sur 60 centimètres), explique ainsi le travail de Freire : « Il s’aperçut qu’il suffit d’une quarantaine d’heures pour que la plupart des adultes analphabètes commencent de savoir lire et écrire, à condition que les mots qu’ils déchiffrent en premier aient pour
eux une résonance profonde, j’entends qu’ils les fassent réfléchir sur les problèmes de leur vie immédiate (constatons que ces mots expriment le plus souvent une réalité politique). Avec son équipe, Freire arrive dans un village, et ils s’efforcent d’abord de découvrir les paroles qui reviennent sans cesse ; il peut s’agir, par exemple, de l’accès à un puits ou des intérêts composés de dettes dues au patron. Freire organise ensuite des réunions le soir, où l’on parle de ces mots clefs, où il les fait apparaître sur le tableau noir, et chacun commence de s’apercevoir que le vocable ne résonne plus, mais qu’il est encore présent là présent devant eux, comme si les lettres permettaient de saisir la réalité et de la faire apparaître en tant que problème qu’il convient de résoudre.
J’ai assisté moi-même à de telles séances, au cours desquelles on sentait se préciser chez les participants une conscience sociale qui les pousse à une action politique, en même temps qu’ils apprennent à lire. C’est comme s’ils prenaient la réalité en charge, à mesure qu’ils la déchiffrent et l’écrivent. »2
Deux axes ressortent de la pédagogie freirienne où s’observe l’influence du christianisme et du marxisme : d’abord, un refus, qu’il réitérera tout au long de son œuvre, celui de la pédagogie « bancaire », puis, une expérience première, celle de lier enseignement de la
lecture et conscientisation. Les lecteurs de la revue savent que Jean Foucambert s’est appuyé sur Paulo Freire pour créer le concept de lecturisation : « Donner
les moyens de se conscientiser pour s’alphabétiser […], car, au fur et à mesure qu’une méthode active aide l’homme à prendre conscience de sa problématique, de sa condition de personne, donc de sujet, il acquerra les instruments qui lui permettent des
choix. »3
Le refus du « remplissage »
Une des constantes de sa pédagogie est donc le refus de l’éducation « bancaire » : «L’éducation devient un acte de dépôt où les élèves sont les dépositaires et l’éducateur
le déposant. »4 Ceux qui savent donnent à ceux qu’ils jugent ignorants ou, dit plus crûment, les élèves sont pensés comme des bouteilles « vides » que l’éducateur doit remplir, et plus ils acceptent le remplissage, plus ils sont dociles, meilleurs ils sont ! N’entend-on pas souvent les enseignants se dirent « transmetteurs de savoir », se limitant donc à déposer un savoir tout fait ! Freire s’appuie sur la dialectique hégélienne pour souligner l’aliénation des élèves : « S’ils perçoivent leur ignorance comme la raison de l’existence de l’éducateur, … ne parviennent pas, comme le faisait l’esclave chez Hegel, à se considérer comme éducateurs de leur professeur. »5 On est très proche de ce que disait Jacques Rancière à propos de son ouvrage sur le pédagogue Joseph Jacotot (1770- 1840) qu’il a intitulé Le maître ignorant (10/18, 2004) : « Un “maître ignorant” n’est pas un maître qui ignore ce dont il parle. C’est un maître qui décide d’ignorer la logique inégalitaire selon laquelle le maître fait passer son savoir dans la tête de l’élève. C’est l’élève qui s’apprend en écoutant le maître. Il faut donc partir non de ce qu’il ignore mais de ce qu’il sait, partir du présupposé de sa capacité et non de son incapacité. »6
Avec des élèves rejetés en dehors de la recherche, « il n’y a ni créativité, ni transformation, ni savoir. »7 Celui-ci ne s’acquiert que dans « l’invention, la réinvention, dans la recherche tendue, impatiente, permanente que les hommes font dans le monde, avec le monde et avec les autres hommes. »8 Freire invite ainsi les enseignants à se placer, avec les élèves, du côté de la question, à ne pas rester figés dans celui de la réponse. Cette pédagogie suppose une valorisation des savoirs et des contextes de vie des élèves :
« Comment enseigner, comment former sans être ouvert à l’environnement géographique des apprenants ? »9
La nécessaire praxis
Le point d’appui de la pédagogie freirienne, la base de l’éducation conscientisante, c’est donc le dialogue, ce qui invite les enseignants à « non seulement à respecter les savoirs avec lesquels arrivent les apprenants, surtout ceux des classes populaires – savoir socialement construit dans la pratique communautaire – mais aussi, comme je l’ai suggéré il y a plus de trente ans, de discuter avec les élèves la raison de quelques uns de ces savoirs en relation à l’enseignement des contenus. »10 L’enseignant est un passeur et, pour aider les élèves, il construit des ponts afin d’établir « une nécessaire intimité entre les savoirs curriculaires fondamentaux pour les élèves et l’expérience sociale qu’ils ont en tant qu’individus. »11 Ce qui oblige le maître à théoriser sa pratique. Freire attire l’attention sur l’indispensable articulation théorie-pratique, car l’éducation se fait et se refait constamment dans la praxis. Jean-Claude Régnier synthétise parfaitement ce qu’est la praxis pour Freire : « Une notion centrale qui traduit l’idée de l’union que l’être humain doit réaliser entre ce qu’il fait et ce qu’il pense au sujet de ce qu’il fait. C’est l’union entre la théorie et la pratique. Ainsi nomme-t-il déjà (dans « Pédagogie des opprimés ») praxis la
réflexion conduite par les éducateurs, enseignants, formateurs sur le travail quotidien en vue de l’améliorer. En quelque sorte, la praxis désigne l’action et la réflexion sur le monde, produite conjointement et socialement par les êtres humains en vue de le transformer. »12
Une réussite qui dérange
Si lier alphabétisation et conscientisation a paru fonctionner sur le plan pédagogique, il n’en n’a pas été de même politiquement, car passer du besoin de changement à l’action concrète de libération s’est révélé plus difficile. Les chemins vers la démocratisation finissent toujours par croiser ceux des classes dominantes.
Freire l’a vérifié cruellement, rappelant que les innovations pédagogiques qui bousculent l’ordre des choses ne peuvent s’affranchir d’un engagement politique :
« Un des points les plus faibles de mon travail, sur lequel je fais mon autocritique, se réfère à ce qu’est le processus de conscientisation. Dans la mesure où, surtout dans mes premiers travaux théoriques, je n’ai fait aucune référence, ou presque, au caractère politique de l’éducation et où j’ai négligé le problème des classes sociales et de leurs luttes, j’ai ouvert le chemin à toutes sortes d’interprétations et de pratiques réactionnaires qui constituent autant de distorsions de ce que la conscientisation doit vraiment être. »13
La promotion culturelle de masse n’entraîne pas nécessairement une réforme politique de l’ensemble du pays, ce qu’a vérifié, douloureusement, Paulo Freire.
Sa réussite éducative a modifié l’équilibre des forces : les classes possédantes se sont raidies, un pouvoir autoritaire s’est installé après le coup d’état en 1964. La neutralité de l’éducation est impossible : « La racine la plus profonde de la nature politique de l’éducation, écrit-il, se trouve dans l’éducabilité même de l’être humain, fondée sur son
inachèvement dont il a pris conscience. »14
Aujourd’hui, il est réjouissant d’observer que l’œuvre et la pensée de Paulo Freire restent vivantes, ce qu’attestent les violences verbales de Bolsonaro. Mais soyons rassurés, Freire en a vu d’autres. Le nouveau président ne possède pas les moyens d’occulter un pédagogue reconnu dans le monde entier. Il en assure involontairement la promotion, aussi lisons et relisons Paulo Freire
Jean-Yves Séradin
Association Française pour la Lecture (AFL)
(1►Déclaration aux chefs d’entreprises à l’Espiritu Santo citée par Irène Pereira sur le site AOC, le 1er novembre 2018
(2►Ivan Illich, 1971. Une société sans école, Seuil, p.39-40
(3►Jean Foucambert, 1990. « Un journal pourquoi et comment évaluer », A.L. n°29, de mars, p.33
(4►Paulo Freire, 1980. Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et Révolution, Maspero, p.51
(5►Ibid, p.52 (6►Jacques Rancière, 2006. « Ce n’est pas le savoir qui émancipe », dans Le Monde de l’éducation, n°349, de juillet-août, p.12-15, citation p.15
(7►Paulo Freire, 1980. Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et Révolution, Maspero, p.51
(8►Ibid, p. 51
(9►Paulo Freire 2006 Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires et pratique éducative. (Traduit et commenté par J.C. Régnier), p.145
(10►Ibid, p.47.
(11►Ibid, p.47
(12►Ibid, p.166
(13►Paulo Freire, 1980. Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et Révolution, Maspero, p.184
(14►Paulo Freire, 2006. Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires et pratique éducative. (Traduit et commenté par J.C. Régnier), p.121.