Extrait du texte de Raymond Millot dans l’ouvrage collectif « Résistons ensemble pour que renaissent les jours heureux »
Publié dans « Jour d’après »
L’école semble aujourd’hui intouchable, parce que les diplômes universitaires sont aux yeux des parents des objectifs majeurs : en avril 2020, une idée circule : les enfants vont « décrocher » s’ils ne reviennent pas à l’école lors du déconfinement ! Intouchable parce que les enseignants sont des électeurs influents, parce que trop peu d’entre eux sont conscients de leur fonction dans la reproduction sociale, parce que beaucoup pensent que ce qui a été bien pour eux doit pouvoir l’être pour tous… Ouvrons les yeux : le jour d’après ne portera pas la promesse de jours heureux. Ce jour va arriver très vite. Il est temps d’avoir à l’esprit que nos enfants et nos petits-enfants vont devoir le vivre.
Cette préoccupation devrait tarauder l’esprit de tous les parents, de tous les éducateurs, de tous les citoyens. L’institution scolaire n’est pas conçue pour y répondre.
La société va avoir besoin du potentiel d’intelligence, de créativité de tous
Dès aujourd’hui, il est possible d’affirmer que la société va avoir besoin du potentiel d’intelligence, de créativité de tous les individus et non plus d’une hiérarchie sociale avec des « premiers de cordée », des « collaborateurs » capables de les seconder et des gens qui « ne sont rien ». Le Covid-19 met provisoirement à l’honneur les caissières, les éboueurs, les aides-soignantes, les livreurs à vélo, les « agents de propreté et d’hygiène ». Le jour d’après ne devra pas les oublier, en matière de respect, de revalorisation, de possibilité de s’auto-organiser, de se former. Et de salaire. Les éducateurs, les enseignants, qui poursuivent, à contre-courant, des projets émancipateurs, ont mille exemples illustrant ce concept de potentiel.
Les parents attentifs constatent qu’il est immense chez leurs enfants… avant de les livrer, comme par une fatalité, au formatage scolaire.
Un exemple saisissant nous est fourni par le chorégraphe Angelin Prejlocaj. Dans le téléfilm de Valérie Müller, Danser sa peine, il prouve que des prisonnières en longue peine (sans doute des « rien de rien » pour Macron) peuvent découvrir les capacités de leur corps, surmonter leurs complexes, leurs découragements, se soutenir, réaliser une chorégraphie de qualité, obtenir la permission d’aller, « hors les murs », la présenter sur des scènes prestigieuses à Aix et Montpellier. Exploit qui visiblement les transforme, les réhabilite, leur promet un nouveau départ.
Des exemples semblables pour les enfants de tous âges sont nombreux. Cet objectif majeur est impensable dans un système éducatif chargé du formatage des individus au service de la reproduction de l’ordre social ou de la construction d’un ordre nouveau (souvenons-nous d’Homo sovieticus).
Il faut en conséquence que l’éducation soit considérée, ainsi que la santé, comme un bien commun indépendant du système politique et du système marchand, comme doit l’être la gestion de l’eau, de l’air, de la terre… Tous les acteurs qui y contribuent doivent se considérer engagés dans une recherche-action faisant l’objet d’échanges régionaux et nationaux dont les travaux doivent être rendus publics.
De nombreux pédagogues, pour la plupart rêvant d’une société se dégageant des rapports dominants/dominés, ont planté des jalons, sans penser qu’une autre société, imprévue, allait en avoir besoin.
Une société éducatrice : un changement de paradigme
Les ZAD en sont une des facettes prévisibles. Dans celle de Notre-Dame-des- Landes, l’utopie réaliste d’Ivan Illich d’une « société sans école » serait aujourd’hui imaginable pour les enfants de trois à douze ans. Une société éducatrice très riche par la palette de métiers, d’activités artisanales, agricoles, scientifiques, de créations artistiques, de luttes, de débats, de fêtes, par l’exercice du respect des équilibres écologiques dans la nature environnante. L’état d’esprit des adultes les rendrait disponibles pour informer des enfants inévitablement curieux, pour les initier, les faire à participer à leurs travaux. Les adultes ayant la fibre pédagogique pourraient organiser systématiquement des temps au cours desquels les jeunes apprenants engrangeraient les savoirs acquis, les analyseraient, chercheraient à les prolonger, utiliseraient à cet effet Internet, écriraient leurs idées, relateraient leurs expériences, leurs contributions, dans le journal, à la radio.
L’exemple de La Villeneuve de Grenoble montre qu’il est possible de mettre à contribution cette société éducatrice en ville. Des équipes d’enseignants en ont esquissé les contours. Soudées dans une recherche-action sur « l’école ouverte, la pédagogie du projet » elles ont pu résister, avec le soutien des familles, durant trente ans, à la volonté normalisatrice de l’institution.
Un tel changement de paradigme ne peut cependant être imposé.
Des conventions citoyennes nécessaires
Des conventions citoyennes régionales, pour l’envisager, devront auditionner les porteurs d’expérience qui existent à tous les niveaux de l’Éducation nationale, dans les écoles alternatives, et dans l’Éducation populaire. Il s’agira de montrer que le savoir ne se transmet pas mais se construit individuellement et collectivement. Que les pédagogues professionnels se forment dans des recherches-actions et qu’ils peuvent gérer les lieux où ils exercent. Qu’il est possible d’associer au projet éducatif de nombreux acteurs, exceptionnels ou non, tel architecte, tel sociologue, tel cultivateur bio, tel animateur d’AMAP, tel médecin, tel technicien de l’informatique ou de la purification des eaux, tel militant de l’action humanitaire. Que l’idée de « société éducatrice » n’est nullement utopique . Que les groupes d’âge hétérogènes favorisent l’entraide et la coopération. Que le développement du potentiel de chaque enfant suppose qu’il ne soit pas soumis à des normes castratrices.