Texte de Raymond Millot dans l’ouvrage collectif « Résistons ensemble pour que renaissent les jours heureux »
Quand seize organisations (maintenant trente), dont la CGT et ATTAC, ont lancé l’appel « Plus jamais ça ! Préparons le JOUR D’APRÈS », je me suis mis à rêver et, avec quelques amis, nous avons diffusé cette « Très Bonne Nouvelle » espérant voir ce collectif s’élargir en envisageant « la constitution d’un Conseil national de la Résistance 2020 adapté à notre temps… ». Cette précieuse référence historique n’est cependant fondée qu’à un seul titre : le CNR était alors, comme nous le sommes aujourd’hui, à la veille d’un changement radical d’époque.
Les résistants, pourtant effroyablement divisés, avaient besoin de croire et de faire croire qu’on allait passer de l’ombre à la lumière. Les résistants d’aujourd’hui, dans leur grande diversité, ont tous conscience que nous allons passer d’une lumière vénéneuse à une ombre effrayante, mais incitant à imaginer « un futur frugal et désirable » comme nous y invitent différents chercheurs.
Les résistants s’unissaient pour que la France « retrouve son équi-libre moral et social et redonne au monde l’image de sa grandeur et la preuve de son unité ». Les seize se sont unis « pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral ».
Le CNR pensait à la formation de la jeunesse. Le plan Langevin Wallon en témoigne. Il entendait réformer le système instauré par Jules Ferry, considérant possible « que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles, […] que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ». Le processus sélection/exclusion des apprenants pouvait se poursuivre et l’on constate aujourd’hui que les « apports populaires » reculent au profit des beaux quartiers. Néanmoins, l’expérimentation qu’il a impulsée, interrompue en 1947, a pu montrer l’intérêt des « méthodes actives ». Le formatage, libéral, après un détour pétainiste (les écoliers devaient chanter Maréchal, nous voilà !) pouvait reprendre et installer solidement dans les esprits l’individualisme et le sentiment Thatcher : no alternative. Dans l’appel des Seize, et dans d’autres après lui : l’éducation n’est même pas évoquée !
Comme s’il était impossible de mettre en question l’institution scolaire. Pourtant, en 68, on avait eu cette audace. Des impertinents avaient osé détrôner Jules Ferry, et rappeler son discours de 1879 : « Il est à craindre que d’autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. » La Commune. Ferry était du côté des bourreaux. Son intention de formatage explicite est dénoncée comme telle par une petite minorité clairvoyante : former des citoyens respectueux de l’ordre bourgeois, des patriotes fiers de l’oeuvre civilisatrice dans les colonies, prêts à mourir pour la patrie (ce qui n’a pas manqué). Cette intention avouée a duré, jusqu’en 68, comme en témoigne ce fait : dans toutes les classes, la matinée devait commencer par une leçon de morale. Son résumé devait être calligraphié, après la date, sur le « cahier du jour », que l’inspecteur ne se privait pas de contrôler.
L’école semble aujourd’hui intouchable, surtout parce qu’elle prend en charge les enfants. Parce que les diplômes universitaires sont aux yeux des parents des objectifs majeurs : en avril 2020, une idée circule : les enfants vont « décrocher » s’ils ne reviennent pas à l’école lors du déconfinement ! Intouchable parce que les enseignants sont des électeurs influents, parce que trop peu d’entre eux sont conscients de leur fonction dans la reproduction sociale, parce que beaucoup pensent que ce qui a été bien pour eux doit pouvoir l’être pour tous… Ouvrons les yeux : le jour d’après ne portera pas la promesse de jours heureux. Ce jour va arriver très vite. Il est temps d’avoir à l’esprit que nos enfants et nos petits-enfants vont devoir le vivre.
Cette préoccupation devrait tarauder l’esprit de tous les parents, de tous les éducateurs, de tous les citoyens. L’institution scolaire n’est pas conçue pour y répondre. Dès aujourd’hui, il est possible d’affirmer que la société va avoir besoin du potentiel d’intelligence, de créativité de tous les individus et non plus d’une hiérarchie sociale avec des « premiers de cordée », des « collaborateurs » capables de les seconder et des gens qui « ne sont rien ». Le Covid-19 met provisoirement à l’honneur les caissières, les éboueurs, les aides-soignantes, les livreurs à vélo, les « agents de propreté et d’hygiène ». Le jour d’après ne devra pas les oublier, en matière de respect, de revalorisation, de possibilité de s’auto-organiser, de se former. Et de salaire. Les éducateurs, les enseignants, qui poursuivent, à contre-courant, des projets émancipateurs, ont mille exemples illustrant ce concept de potentiel. Les parents attentifs constatent qu’il est immense chez leurs enfants… avant de les livrer, comme par une fatalité, au formatage scolaire. Un exemple saisissant nous est fourni par le chorégraphe Angelin Prejlocaj. Dans le téléfilm de Valérie Müller, Danser sa peine, il prouve que des prisonnières en longue peine (sans doute des « rien de rien » pour Macron) peuvent découvrir les capacités de leur corps, surmonter leurs complexes, leurs découragements, se soutenir, réaliser une chorégraphie de qualité, obtenir la permission d’aller, « hors les murs », la présenter sur des scènes prestigieuses à Aix et Montpellier. Exploit qui visiblement les transforme, les réhabilite, leur promet un nouveau départ. Des exemples semblables pour les enfants de tous âges sont nombreux. .Cet objectif majeur est impensable dans un système éducatif chargé du formatage des individus au service de la reproduction de l’ordre social ou de la construction d’un ordre nouveau (souvenons-nous d’Homo sovieticus). Il faut en conséquence que l’éducation soit considérée, ainsi que la santé, comme un bien commun indépendant du système politique et du système marchand, comme doit l’être la gestion de l’eau, de l’air, de la terre… Tous les acteurs qui y contribuent doivent se considérer engagés dans une recherche-action faisant l’objet d’échanges régionaux et nationaux dont les travaux doivent être rendus publics.
De nombreux pédagogues, pour la plupart rêvant d’une société se dégageant des rapports dominants/dominés, ont planté des jalons, sans penser qu’une autre société, imprévue, allait en avoir besoin. Les ZAD en sont une des facettes prévisibles. Dans celle de Notre-Dame-des- Landes, l’utopie réaliste d’Ivan Illich d’une « société sans école » serait aujourd’hui imaginable pour les enfants de trois à douze ans. Une société éducatrice très riche par la palette de métiers, d’activités artisanales, agricoles, scientifiques, de créations artistiques, de luttes, de débats, de fêtes, par l’exercice du respect des équilibres écologiques dans la nature environnante. L’état d’esprit des adultes les rendrait disponibles pour informer des enfants inévitablement curieux, pour les initier, les faire à participer à leurs travaux. Les adultes ayant la fibre pédagogique pourraient organiser systématiquement des temps au cours desquels les jeunes apprenants engrangeraient les savoirs acquis, les analyseraient, chercheraient à les prolonger, utiliseraient à cet effet Internet, écriraient leurs idées, relateraient leurs expériences, leurs contributions, dans le journal, à la radio.
L’exemple de La Villeneuve de Grenoble montre qu’il est possible de mettre à contribution cette société éducatrice en ville. Des équipes d’enseignants en ont esquissé les contours. Soudées dans une recherche-action sur « l’école ouverte, la pédagogie du projet » elles ont pu résister, avec le soutien des familles, durant trente ans, à la volonté normalisatrice de l’institution.
Un tel changement de paradigme ne peut cependant être imposé.
Des conventions citoyennes régionales, pour l’envisager, devront auditionner les porteurs d’expérience qui existent à tous les niveaux de l’Éducation nationale, dans les écoles alternatives, et dans l’Éducation populaire. Il s’agira de montrer que le savoir ne se transmet pas mais se construit individuellement et collectivement. Que les pédagogues professionnels se forment dans des recherches-actions et qu’ils peuvent gérer les lieux où ils exercent. Qu’il est possible d’associer au projet éducatif de nombreux acteurs, exceptionnels ou non, tel architecte, tel sociologue, tel cultivateur bio, tel animateur d’AMAP, tel médecin, tel technicien de l’informatique ou de la purification des eaux, tel militant de l’action humanitaire. Que l’idée de « société éducatrice » n’est nullement utopique. Que les groupes d’âge hétérogènes favorisent l’entraide et la coopération. Que le développement du potentiel de chaque enfant suppose qu’il ne soit pas soumis à des normes castratrices.
Raymond Millot se définit lui-même comme libertaire, féministe, internationaliste, autodidacte. Il a été charpentier, électricien, agent technique, instituteur (école expérimentale), conseiller pédagogique, coordinateur de la recherche-action (école ouverte/société éducatrice) à La Villeneuve de Grenoble. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels : « Une voie communautaire » ; « Émancipation, avenir d’une utopie »et co-auteur de « À la recherche de l’école de demain » ; « Écoles en rupture » ; « Vivre à l’école en citoyen ».